Al-Lāt, Manat et Uzza

En 1989, la sentence iranienne sur la personne de Salman Rushdie m’avait alerté, comme tant d’autres, sur les risques encourus par un écrivain dès lors que ses écrits dérangent un pouvoir ou une morale. J’ai lu, à la suite de l’attentat subi il y a quelques jours par Salman, des propos qui remettent à des places séparées l’occident et l’orient, lisant que le premier ne pouvait s’attendre ni à une compréhension passive et encore moins à une forme de colonisation intellectuelle par le second, encore faudrait-il qu’un roman ait une stratégie colonialiste.

Que l’ayatollah Khomeiny, à cette époque, ait lu ou non les Versets sataniques, là n’est pas la question, surtout lorsqu’on en a pas la réponse. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-il lu ? Quelques passages choisis par son entourage ont dû lui suffire et on peut aisément imaginer le Guide suprême condamner d’un revers de main et sans autre forme de procès l’homme et l’art, parce qu’il s’agit néanmoins d’art, celui d’écrire.

Aujourd’hui, trente-trois ans plus tard, un bourreau se présente à la face du monde après avoir obéi à une fatwa toujours d’actualité pour les uns et obsolète pour d’autres. Un tel attentat ne pouvait venir que d’une personne isolée, et c’est ce qui s’est produit.

Si le Coran est un texte sacré, nous savons ô combien la vie d’une personne, et plus encore celle d’une femme, est négligeable aux yeux du prophète lorsqu’il récite les versets que lui dicte l’ange Gabriel. Cette fable pour adultes soumis à une croyance parmi tant d’autres est la norme dans tant de pays qu’il semble impossible qu’une humanité digne de ce nom puisse élever le débat du monothéisme, toujours réduisant et terrorisant des coupables fictifs, ici au nom d’une règle établie il y a plus d’un millénaire par le prophète de l’islam.

Qu’on l’affuble d’une barbe ou que son visage soit caché, l’homme reste un homme. Qu’il ait un jour prôné la mort aux mécréants, en vertu d’un texte venu du ciel, d’un point de vue moral un simple conte moderne restera toujours une œuvre de l’esprit humain. A ce titre, elle est vouée à l’oubli pour le plus grand nombre, sauf pour les maîtres de l’exégèse qui pointent comme des comptables zélés la moindre anicroche dans l’horloge du temps présent dès lors qu’un grain de sable s’immisce dans son mécanisme.

Si Dieu est incréé et immortel, que lui chaut un roman fantaisiste. Toute religion est propagandiste et prosélyte. Le paganisme tout comme le judaïsme ont leurs héros et leur mythes, la chrétienté les siens et l’islam continue la tradition. Avec le concours des Romains, les juifs se sont séparés de leur principal dissident, les catholiques ont massacré au nom de l’ignorance et les musulmans ne sont pas en reste d’une attitude meurtrière.

Où se trouvent la vie et le sacré dans l’humanité si la barbarie continue son œuvre morbide. Si toutefois le prophète Mahomet, bénédiction soit sur lui, était véritablement le dernier des prophètes (ce qui laisse la place à une prophétesse), nous devrions être en droit de dire que cette humanité est en route vers la sagesse. Mais en réalité il n’en est rien, et plus l’homme persiste dans ce monothéisme, plus ses thuriféraires sont porteurs de violence et de cruauté.

Sans doute n’est-ce pas la faute de Jéhovah, ni de Dieu ou d’Allah, mais la faute de l’homme assurément. Dire en quelques lignes l’absurdité de certaines croyances relativise la foi, et celle-ci ne résiste pas à la perversité parce qu’elle l’ignore de fait.

Cette fatwa était une erreur trop humaine, et un homme seul vit avec cette menace depuis des décennies. Aujourd’hui, nous venons d’assister à l’exécution de la sentence, mais le bourreau a failli. L’homme est toujours vivant, selon les médias, et d’autres hommes sont à son chevet pour qu’il reprenne le chemin de son destin, et ce chemin nous en dit long sur le nôtre.

Le vingt-et-unième siècle reste une époque fondamentalement barbare, et il est malheureux qu’une religion en soit l’une des principales causes.

Blasphémer est une vue de l’esprit qui donne un pouvoir de juge et de bourreau à ceux qui se l’octroient. Rien ne me paraît plus insidieux que de condamner un auteur pour quelques lignes écrites pour distraire, pour faire réfléchir et apporter de la fantaisie dans un monde où l’ordre, qu’il soit religieux ou politique, se complait à faire des peuples des êtres non-pensants et obéissants.

Certainement la tâche est rude et même est devenue dangereuse. Nos états dits démocratiques ne défendent plus les écrivains. Ceux-ci sont désormais à la merci des dogmes et de leurs assassins. Pourtant, nous n’avons d’autres choix, si ce n’est une mission, de continuer à nous exprimer selon nos convictions et opinions, sans nous autocensurer face à un marché de plus en plus normé et surtout face à la désaffection intellectuelle, malheureusement orchestrée, de nos sociétés occidentales.

Que ce soit légalement ou dans la criminalité, dans la paix comme dans la guerre, les élites, qui vivent leurs beaux jours au dépend des plus faibles, savent cela, n’en doutez pas.

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