27 mai 2024
EAKIN & ILANA – Les trois premiers chapitres
Prologue
Qu’un bien beau pays supporte de bien vilaines lois…
Mésil, Royaume de Shalmir, Anciennes-Terres.
An de grâce 313.
Il était une énième fois une contrée si plaisante que ses habitants ne pouvaient exprimer la moindre gaieté sans enfreindre les lois de leur souverain, le roi Ush-Suhm.
Depuis un antique décret, tous les sujets de Sa Majesté s’abstenaient de rire ou de chanter en public. Un simple sourire paraissant suspect, les contrevenants à la règle étaient passibles de contrôles humiliants, de tracas administratifs à n’en plus finir, du Tribunal spécial ou, si l’individu récidivait, d’un enfermement prolongé dans les geôles du roi, au fin fond de son château.
Vous voyez le tableau !
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Chapitre premier
Les cris du peuple au pied de l’horloge — Dans le donjon séculaire la ronde de l’histoire — Une lanterne couronne la contrée
Comme les décisions viennent toujours d’en haut, le château surplombe une cité, Mésil, où les habitations s’agglomèrent depuis les faubourgs vers le centre entre des ruelles parsemées, çà et là, d’échoppes en tout genre dans lesquelles fleurit un commerce le plus souvent interlope. Chacun le sait, quand l’étroitesse d’esprit d’un état opprime sa population, les plus malins deviennent des ombres alors qu’ils méritent les feux de la gloire.
Au cœur de cette cité, en revanche, les notables alignent leurs demeures au cordeau sur le Cours la Reine, la plus large avenue de Mésil. Opulente, elle offre aux passants un mail élégant bordé de hauts platanes qui s’avancent sur une esplanade où se dresse la cathédrale. Œuvre d’un architecte adroit, l’édifice s’ajoure sur son pourtour de larges vitraux, en dépit de murs épais qui émergent d’un parterre fleuri. Latérales au transept, deux flèches, renfermant chacune une cloche, ― celle de la guerre et celle de la concorde ―, s’élèvent avec force et grâce aux dessus des âmes.
Après la Maison-Dieu, dans un quartier vivant le jour et vide la nuit, l’école et l’université sont éclairées d’un seul et unique commandement, celui de l’étude, mais en filigrane discret l’incipit préconise l’usage pondéré de la désobéissance.
En quittant Mésil, le château est accessible par de larges escaliers ou par une voie sinueuse, plus pratique, qui serpente entre des entrepôts et des casernements. À pied ou à cheval, il faut ensuite franchir des douves par un lourd pont-levis au bout duquel une herse se relève, ou non. Enfin la Grand-Porte ouvre sur un terre-plein appelé : Cour-Basse.
Sitôt entré, un poste de garde s’emmitoufle sur la gauche entre plusieurs escaliers qui s’escaladent vers les remparts et les chemins de ronde. Attenante, une écurie accueille les montures de la cavalerie et leurs cavaliers logent derrière. Suivent le bourrelier et un forgeron qui tiennent leur atelier aux côtés de leur principal client. Tout en briques rouges, le bâtiment suivant est le dispensaire. Cette indispensable institution est très appréciée dans le pays et son personnel jouit d’un profond respect parmi la population.
Quelques pas encore et ce sont les cuisines et leurs réfectoires. Là est préparé l’ordinaire des malades et servi celui des soldats, mais les jours de marché un serveur affiche un menu et hisse à l’entrée un calicot sur lequel est écrit : « Brasserie du Château ». Le chef, un caractériel à l’accent du sud surnommé Basco, y compose aussi les mets présents à la table du roi. Voisine, une seconde écurie, plus modeste, s’ouvre sur des stalles en vis-à-vis et finit sur une arrière-cour où sont remisées une ou deux voitures.
Face à la Grand-Porte, une tour flanquée, dite de l’Horloge, est surmontée d’un cadran visible de Mésil. Elle permet, grâce à deux passages en pied, de rejoindre la cour d’honneur où n’y sont admis que les hôtes de marque. Les visiteurs y accèdent par la gauche en empruntant une passerelle couverte. Par contre, à cheval ou en voiture, il faut prendre la rampe située sur la droite, une sorte de boyau tournant à l’intérieur de la construction. À hauteur du porche, les cavaliers se doivent d’être prudents afin d’éviter de s’y cogner, sa voûte en doucine ayant été conçue un peu basse. Quant aux cochers, ils restent courbés jusqu’à la sortie, une révolution plus haut. Cependant, la tour de l’Horloge s’ouvre parfois sur ses salons et ses bureaux, dont certains d’entre eux, tels ceux du Premier Ministre, ont une vue sur les deux cours.
En retrait de la rampe, la prison se tapit dans un coin de mur, où une vilaine porte de bois, sombre et barrée de deux traverses, indispose le passant – histoire de lui rappeler qui commande ici.
Cette pénible image vite oubliée, ce sont les venelles aux métiers, parmi lesquelles s’épanouissent les artisans. La liste serait trop longue pour énumérer, de l’orfèvre jusqu’aux petites mains corvéables, toutes les activités du village, le plus souvent au service de l’aristocratie.
Souffrons maintenant de nous arrêter un instant Chez Nénesse, un débit de boissons toléré à cause de la troupe. Pour ceux qui l’ignorent, le commerce y est parfois peu licite, notamment au niveau du plaisir. Pour terminer, nous nous arrêterons devant la machinerie de la herse, près de laquelle un soldat somnole les yeux mi-clos, car c’est aujourd’hui jour de marché.
Le marché a lieu deux fois par semaine. Ces jours-là voient les commerçants arriver de loin, leurs chariots remplis de denrées, tandis que la clientèle vient de la cité, ses cabas à la main. Cette étendue de poussière et de terre battue, si déserte d’habitude, semble tout à coup minuscule tant elle est envahie d’une foule diffuse et chaotique. Si les hommes venant de la campagne sont en sabots, leurs bonnes femmes préfèrent mettre des bottes, surtout les jours de pluie. La cour est alors jalonnée de larges flaques d’eau et la boue s’empare des chevilles de ces dames. Les citadines, plus coquettes, sont en bottines lacées haut, mais celles qui tentent l’escarpin à talon ne descendent pas de leur calèche et laissent leurs valets s’occuper des courses.
Vers le fond se tient un bout d’échange aux bestiaux où, parmi quelques bœufs, des fermières conduisent des vaches à la vente. Les chevaux seront plutôt débattus vers les écuries, dans l’odeur de la paille, du crottin et de la corne brûlée. Par ici les cris des porcs, très aigus et ronflants à la fois, agacent les tympans puis se perdent au-dessus des bétaillères. Dans des paniers à claire-voie, les volailles tendent leur tête au dehors, le cou télescopé vers la liberté, et cacardent tous azimuts. Hi-han ! Un âne braille, refusant d’avancer. C’est un vacarme insensé.
Impassible sur son banc tout propret, une mercière trie des boutons nacrés et vante ses fils de soie à côté d’un déballage d’étoffes et de dentelles. Un camelot, debout sur un cageot, attire son monde. Son voisin pousse des cerises et des fraises des bois d’une voix frêle. Une employée de maison achète des lys, des roses, des bouquets tout entiers pour le compte de sa maîtresse. Dans les paniers de la ménagère, les légumes sont toujours de saison et les plus belles salades dépassent les feuilles des poireaux. Frais ou bien faits, les fromages du pays font sentir leur présence, n’en déplaise aux poissons, inodores et conservés dans du sel. En revanche, côté épices, le badaud hume avec plaisir, rêvant de voyage et d’aventure.
Cette marchande, son fichu sur des mèches enroulées, vend des amulettes, des pierreries pour guérir et des bracelets à bonheur. Une autre, promettant le repos et les vertus conjointes de l’eau et de l’hygiène, vante ses savons et propose pour le bain des plantes, des pierres ponces et des éponges. Son voisin, aux bras de tonnelier, rapproche de son tréteau de grands baquets de bois, à une ou deux places. Les parapluies ont plié leurs rayures multicolores, mais, au rayon de la quincaille et de l’outillage, des bâches sont prêtes à être tendues, au cas où. Il fait beau, des voitures de toutes sortes et des animaux en pagaille promènent le chaland, c’est un jour de marché des plus banals.
Quittons donc ce bazar et passons sous l’horloge par la gauche. Sitôt de l’autre côté et après la passerelle, le donjon frappe l’attention de son autorité. Un coup d’œil circulaire permet ensuite de repérer les bâtiments qui l’enserrent ; ceux où sont garés les voitures du roi et son carrosse, et ceux réservés aux équipages des invités, où sont rangés les harnachements de gala.
Masquée tout à l’heure, la façade du donjon est orientée plein sud. Élevé sur une motte, selon l’art empirique de la fortification, ce dernier refuge en cas de siège se dresse sur un parvis de pierres blanches parfaitement jointées. Encerclant la cour d’honneur, les communs, en fer à cheval et sur deux niveaux, semblent prendre en tenaille l’impressionnante architecture, reliée à ses ailes par de longues galeries extérieures.
Cette merveille, construite à plan centré et cantonnée par quatre tourelles, fut commencée en 135 sous le règne du roi Sher-Matia pour s’achever trente ans plus tard. Au milieu du donjon montent deux escaliers tournant l’un dans l’autre ; un chef d’œuvre d’ingéniosité probablement dessiné par Nekan, un artiste de grande renommée. De conception très originale, cette étonnante prouesse technique permet à deux personnes de monter ou de descendre sans jamais s’y croiser physiquement. Très jolie, la cage est percée d’ajours autour d’un puits, si bien que la structure est transparente. À chacun des trois niveaux, les volées parallèles de l’escalier central servent un espace cruciforme, d’où s’élancent quatre grandes galeries surmontées par des voûtes en berceau, dont les caissons sont ornés de cygnes. Les quatre angles sont occupés par des appartements complétés par une porte contiguë ouvrant chacune sur sa tourelle.
Au premier niveau, suprêmes symboles de la royauté, la couronne et le sceptre sont conservés dans la salle du Trône, où n’officie le roi qu’en de rares occasions. En effet, Ush-Suhm lui préfère les locaux du tribunal dans l’aile gauche, ou bien, selon son inspiration, dans celle de droite, ceux de la salle d’armes. Plus lumineuse, agrémentée de larges miroirs posés sur un plancher en lames d’acajou, les divertissements n’y sont pas rares.
Au niveau mitoyen, dans une suite de pièces aménagées, le conservateur-en-chef du château a rassemblé une collection d’œuvres d’art. Citons un tableau de Nakiné, datant de l’an 109 et représentant Matia 1° ; une statue en marbre rose des jumeaux Nesher et Shirin, tous deux fils de Matia et dont la régence conjointe dura de 115 à 119 ; un portrait anonyme de Violenta, duchesse d’Habrandes, et enfin un grand lit d’apparat offert au roi Sher-Matia, sans doute par Violenta elle-même qui fut sa favorite. Des tapisseries décorent enfin les salons dits de Zio-Matia, souverain de 195 à 215 après le long règne de son père, Sher. C’est à ce niveau, et plus particulièrement dans les ailes, que sont autorisés à résider les serviteurs les plus fidèles et quelques familiers.
L’étage suivant est celui de la famille royale. Le logis du roi, ainsi que son bureau, sont situés à l’angle sud-est de l’édifice. La reine Alliante, sa femme, tient son boudoir dans la partie diamétralement opposée de celle de son époux, et leur fille, la princesse Ilana, occupe l’aile nord-est. Les autres appartements accueillent quelques privilégiés triés sur le volet.
Il faut encore gravir les dernières marches de cet escalier doublement révolutionnaire pour se poser sur la terrasse, une vaste plate-forme aux mille coins et recoins où s’entremêlent d’innombrables pans de toits chargés de lucarnes, de cheminées, de clochetons et de chapiteaux. Toujours plus haut et couronnant le grand escalier, une lanterne surmonte un fin pavillon et se termine par un étroit lanterneau, d’où le paysage de la contrée s’étend à l’infini.
Alors le regard, auquel un spectacle unique est offert, passe aisément par-dessus les remparts et peut contempler la campagne, ses cultures, les bêtes aux pâturages et leurs fermes, puis s’en aller jusqu’aux bois lointains, très verts à cette période de l’année.
De la terrasse, il est très possible à l’œil de se faufiler dans les méandres de Mésil, de surveiller les routes et suivre le trafic. Toutefois, de façon plus ludique et à cause de ses nombreuses encoignures, elle est le lieu de toutes les intrigues et les galants apartés se mêlent secrètement aux confidences. De ces hauteurs prisées, vers l’est, les privilégiés peuvent aussi suivre le départ et l’arrivée des chasses, les revues et les exercices militaires, ou, mieux encore, les tournois et les fêtes qui ont lieu dans la plaine.
L’enceinte de la citadelle émerge de son rocher et se referme sur elle-même. Visible de très loin grâce aux flèches de sa toiture, l’ensemble affiche ses ambitions. Sombre et empierrée sur son monceau de terre, la base se perd dans le Lanceau, une rivière qui se fond, après avoir serpenté au pied des murailles, dans les campagnes rocailleuses de l’ouest.
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Chapitre 2
Le chant de la nature se mêle aux cris de l’enfance —
Des monceaux de pierres s’élèvent sur les fleurs de l’esprit
Or, en ce temps-là, au-delà des derniers faubourgs de Mésil, dans une plaine avoisinante vers laquelle il n’eût suffi que d’un coup d’aile des remparts du château pour la survoler, vivait avec sa mère — une gente dame portant avec dignité plus de soixante étés et autant d’automnes — un tout jeune garçon, honnête et vertueux, Eakin, fils d’Edin, et tous deux, mère et fils, coulaient de paisibles journées dans une ferme proprette.
Il faut le voir, cet enfant, et partager ses jeux pour saisir au vol les grands instants de l’enfance. Car derrière une apparente insouciance, ce garçon ne ressemblait en rien aux autres jeunes gens de la contrée. Héritier d’Aldéa, une vaste région faite de plaines, de champs et de forêts, un travail conséquent et terrien ne lui laissait guère de temps.
Eakin était l’unique fils de Dame Mahuna : « Mon fils prodige ! » disait-elle souvent à qui voulait l’entendre. Elle ne se lassait pas d’être émerveillée, à tel point qu’elle imaginait qu’Eakin provînt du ciel. Peu importait que le voisinage sourît aux rêves exagérés d’une mère pour son enfant, elle le savait promu à de grandes destinées. Mais bien qu’adolescente, l’intelligence d’Eakin lui permettait de relativiser la propension de sa mère à vouloir l’élever au-dessus du monde. Si les envolées lyriques qui transportaient sa maman à son sujet le touchaient, lorsqu’il comparait l’état de ses mains avec celles de bon nombre de ses camarades, la différence était suffisamment éloquente pour qu’il émît de sérieux doutes sur ce prétendu devenir exceptionnel. Peu formaliste, Eakin, qui travaillait tous les jours et sans relâche depuis l’aube jusqu’au couchant, préférait en sourire.
Si le domaine n’était jamais assez grand pour ses jambes agiles, il représentait un poids de taille sur ses jeunes épaules. Heureusement, grâce au blé semé l’hiver dernier, ainsi qu’à ses réserves, la petite famille ne manquait de rien. Un potager leur fournissait un appoint et des arbres fruitiers, bordant les champs, procuraient un éventail de fruits assez généreux pour qu’il y eût toujours à la maison quelque tarte savoureuse.
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Mais visitons sans plus attendre Aldéa. D’abord la maison, qui donne sur la ferme. C’est un ancien pavillon de chasse transformé en habitation. La partie nord est surmontée d’une tourelle autour de laquelle un guet, tournant et balustré, fait saillie. Présentant des murs aux colombages aléatoires et un toit biscornu, cette ancienne demeure semble tenir sur ses fondations en vertu d’un accord tacite entre les éléments et la logique par un miracle chaque matin renouvelé.
En entrant par la porte principale se révèle une vaste pièce au centre de laquelle une longue table en chêne bosselée par les ans invite à s’asseoir et faire bonne chair. Autour, l’ameublement, sommaire, est constitué d’un buffet massif surmonté de son vaisselier et de quelques fauteuils en peau. Une maçonnerie sert de fourneau à bois et l’âtre d’une cheminée réchauffe une bibliothèque presque vide. Sur les murs, des dessins encadrés et une peinture font décor. À l’est, une large baie vitrée ouvre sur une terrasse dallée de pierres grises et, en sortant, un baromètre donne le « la » tous les matins.
Dans un coin de ce séjour un escalier s’appuie contre la paroi. En haut se trouvent les chambres, en enfilade, sans portes et simplement séparées par des montants en bois. La première est une vaste alcôve aux rideaux tirés. Sur un grand tapis repose un lit d’ébéniste sur lequel un gros chat blanc angora, ramassé en boule sur un édredon vert pomme brodé de camélias rouges, dort en toute quiétude. Près de l’unique fenêtre, ouverte au sud, un secrétaire en acajou fait pendant à une armoire en noyer. Un petit gynécée se cache derrière un paravent et un minuscule guéridon, tel un présentoir, expose des fioles à parfum. Sur une petite table basse, près d’une cruche et d’une bassine émaillée, des fleurs séchées mêlent leurs senteurs au bien-être de la chambre de Dame Mahuna. Visible de la cour, un long couloir rythmé de fenêtres rampantes mène vers d’autres chambres, préparées en cas de visite. Celle d’Eakin a son accès dans la tourelle.
Le corps de la ferme, formant un U autour d’un puits central, occupe une importante superficie. En sortant de la maison, à droite, après un passage qui permet de rejoindre les meilleurs champs, se trouve une grande remise dans laquelle les véhicules et les outils aratoires sont au sec. Dans les écuries les litières sont régulièrement changées, et les jours de moisson le personnel y couche dans des lits superposés. Aujourd’hui, par cette belle journée, les chevaux du domaine, deux traits, un cheval de selle et une jument, sont au pré avec un petit âne. Pareil pour les étables, vides pendant la belle saison. Les vaches et leurs petits sont aux pâturages, qu’ils partagent avec un vieux bœuf à la retraite, des moutons et des chèvres. La grange, avec sa grande porte à double battants, est assez volumineuse pour que les moissonneurs puissent battre au fléau. De l’autre côté, une vieille longère en partie transformée en atelier rappelle le temps où un intendant y logeait. Au bout, une laiterie s’ouvre maintenant vers l’allée qui conduit à la route.
Un peu partout, incapable de rester en place sinon pour pondre et couver, une volaille nombreuse et indisciplinée se chamaille, sauf à l’heure du grain. Alors, têtes crêtées et caquetantes filent au poulailler, une bâtisse toute basse qui ressemble à s’y méprendre au logis d’un nain. Plus loin, une fosse à purin est dégagée afin de préserver la cour des odeurs les plus gênantes, et surtout pour éviter des infiltrations dans le puits.
Le visiteur, parvenu au milieu des oies et des chiens, ne pourra qu’être charmé par cet ensemble disparate, certes, mais agréable car fleuri toute l’année. Une façade guillerette, des dépendances ordonnées, la ferme rit pêle-mêle des rires de l’enfance et des cris de ses nombreux animaux. Pas un jour n’était le témoin de tels bonheurs.
De la route, la ferme, cachée par les arbres au milieu desquels elle s’épanouit, reste invisible au passant. Pour la rejoindre il faut parcourir plus de trois cents pas sous une volée de marronniers. Aucun visiteur, décidé à s’engager, ne pourra alors ne pas être sensible à ces grands arbres au garde-à-vous qui l’accompagneront jusqu’au cœur de la ferme.
En marchant sud-ouest, il faut quarante bonnes minutes pour rejoindre Mésil. Peu pratiquée, hormis les jours de foire, la route (un chemin élargi) longe le domaine vers le nord sur plus de quatre lieues avant d’arriver à l’Aldée, la rivière qui fait office de frontière. De là, par un vieux pont de pierre, c’est la Pelvetia, le royaume voisin. Ensuite, le route continue jusqu’à la ville d’Etnon, sa capitale.
Au midi, après des pâturages reliés par des haies interminables et une vaste plaine, une piste tout juste carrossable bifurque dans le bois de Côs. Elle emprunte alors la direction de l’est et s’en va vers la ville de Fringae en Habrandes.
En contournant la ferme par l’est et en remontant, un pont de bois passe au-dessus de la Chuille, un cours d’eau bordé de saules. Ensuite la topologie évolue à travers des terres ingrates et ventées. Plus haut, au détour d’un chemin qui suit un paisible verger, s’étendent des jachères qui font le plaisir des coquelicots et des trèfles. Leurs teintes rouges et mauves se mêlent avec volupté jusqu’à un frêne centenaire qui semble veiller sur les terres d’Aldéa.
Plus loin, accrochant le regard au cri d’une pie qui s’envole, la forêt s’élève. Un passage dans un mur de ronces, des fougères à écarter et un sentier se précise. Entouré de toutes parts par l’infini sylvestre, le jour perle dans les hauteurs et tombe en une neige constellée. Parfois une clairière ensoleillée apparaît et offre un repos momentané. Descendant le versant d’une colline, un torrent se jette dans un lac qui forme, à cet endroit, une anse appelée Ilouine.
Mais rentrons à la ferme, car Aldéa est un domaine très vaste. Dix heures à dos de cheval n’en verraient pas le bout. Ici, même avec l’aide précieuse d’un métayer courageux, Mahuna et son fils n’en étaient pas plus riches pour autant. Ils avaient hérité d’une terre difficile à travailler à cause de ses « cailloux ».
Pour y remédier, les anciens les avaient sortis des champs un par un avant de les ériger en tas. Ces pierres provenaient, disait-on, des restes d’un palais. Vestiges ou non, ces tas donnaient lieu à des formes plus ou moins figurées, comme s’ils reflétaient la personnalité de ceux qui les avaient amassés. Les paysans du coin, qui connaissaient l’origine des choses, les appelaient « les amoncellements ». Ils y voyaient aussi une sorte de farce hermétique, un pied de nez à la face du pouvoir ; c’était en tous les cas une échappatoire ludique pour le jeune garçon qui continuait la tradition avec beaucoup d’implication.
Pièce aujourd’hui maîtresse de ce canevas, Eakin subissait un lourd héritage. Les conséquences d’un harcèlement à l’encontre de ses aïeux et de ses parents les plus proches n’allaient pas tarder à le rattraper.
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Chapitre 3
D’où l’on apprend qu’au paisible domaine d’Aldéa sévit une malédiction — Ruse de Dame Mahuna pour obtenir les faveurs de son mari, Edin, fils d’An’Ukin
Eakin, dernier descendant de la famille des Kinéa, était venu au monde dans des circonstances difficiles et sa prime jeunesse, pourtant heureuse, l’avait endurci. Sa mère avait accouché de lui sur le tard, son mari n’ayant jamais souhaité de descendance. Car Edin, fils d’An’Ukin, que ses ancêtres lui pardonnent, supportait très mal une malédiction à l’origine mystérieuse et dont ils étaient l’objet depuis trop longtemps. Ce n’est pas faute de sa femme, qui l’avait si souvent prié de lui offrir la vie qu’elle souhaitait tant faire germer en son sein. Têtue, chaque jour elle s’y était un peu plus desséchée, se morfondant d’une existence passive. Rien n’y faisait, son homme lui refusait ce bonheur que toute femme mérite : celui d’être mère et d’en connaître les souffrances et les joies.
Edin était un homme de belle prestance et Mahuna, au début de leur relation, avait dû écarter bon nombre de concurrentes. Elle y avait d’ailleurs très bien réussi, parce qu’elle les avait surclassées par ses nombreuses qualités. Il arrive un temps où un homme, à moins qu’il ne soit vicieux de nature, ne sait plus se contenter d’histoires sans lendemain. Aussi Edin retrouvait chaque soir et avec joie cette femme dévouée, qui savait déjouer son pessimisme et apportait à son esprit hanté un peu de repos. Elle était pour lui l’unique compensation sur terre à son souci.
Le pauvre homme mortifiait sa mémoire des traces de sa passion. Le sacrifice du chant, surtout, le rongeait. Ce don, qui s’était manifesté très tôt chez Edin, avait été mis en valeur par les encouragements de son père An’Ukin, qui l’entraînait dans la forêt afin que nul ne pût les entendre et les dénoncer. À cause de ce fichu édit, chaque fois qu’Edin se souvenait des chansons que son père lui avait apprises, il en avait mal au cœur. Malheureusement, dans des circonstances dramatiques, An’Ukin, fils d’Ugakin, fut arrêté par les gardes du roi Ubal-Matia. Tout ça pour avoir chanté en place publique une ode à l’amour.
Plus tard, à la mort d’Ubal, tué des mains mêmes d’Ugakin, le nouveau roi, Suhm 1°, amnistia bon nombre de prisonniers sauf An’Ukin. Oublié, il mourut quelques années plus tard, paraît-il, et son corps ne fut jamais rendu à sa famille. Averti qu’on l’enfermerait, lui, sa mère et son épouse s’il persistait à poursuivre le même entêtement que son père, Edin plia l’échine sous le joug de la malédiction qui le rattrapait à son tour.
Cet homme meurtri, à l’âme tâchée de remords, serait mort s’il n’avait eu la chance de rencontrer Mahuna. Fille de notables de Mésil, en vertu des incessantes mises en garde qu’avaient pu lui prodiguer les siens, elle avait choisi d’épouser Edin envers et contre tous. Pourtant, si ses parents lui avaient présenté son futur mari tel un homme fini et sans espoir, Mahuna avait entendu de la bouche de sa marraine ― une étrange voyante qui vivait en marge ― que ce paysan, si décrié des bien-pensants, aurait au contraire une destinée hors du commun. L’étendue de ses terres, avait-elle fait remarquer à sa filleule, était en soi un gage de bonne santé matérielle. Ensuite, aux dires des cartes, Mahuna aurait un fils avec lui. Mieux encore, l’enfant mettrait fin à cette malédiction qui pesait, toujours selon sa marraine, sur les rois de Shalmir et non pas sur la famille d’Edin.
Mais le mari, dans sa misère chaque jour plus tenace, refusa d’entendre cette prophétie. Pour éviter qu’elle se réalisât, il décida de retenir sa semence. Leur amour resterait sec. Plus jamais de son être ne sortirait la moindre goutte de vie. Non, Edin ne se sentait pas le courage de léguer un aussi triste héritage à un enfant. Il mettrait fin au supplice. Quels que furent les mille et un arguments opposés par Mahuna, rien ne le fit changer d’avis. La résignation l’habitait. Ainsi se tarit-il, se tenant à une promesse fataliste au grand dam de sa femme qui, l’âge réalisant les desseins du temps, sentait que les jours allaient bientôt lui manquer.
Jusqu’ici à l’écart de cette histoire, la sœur de Mahuna, Béthuna, de douze ans sa cadette, jolie femme, toute de préciosité et « viveuse » invétérée, vint un jour prendre le thé à la ferme. Béthuna avait eu un enfant deux ans auparavant d’un homme de passage. Si l’histoire avait du pathétique, elle n’en remerciait pas moins la chance. Comme son petit Endu, son fils, trottait déjà, Béthuna, qui aimait beaucoup sa sœur aînée, s’inquiéta de la voir ainsi privée d’espoir. D’autant plus que sa sœur pouvait prétendre, non seulement à la maternité, mais encore à la séduction tant elle était restée une jolie femme.
Profitant que Mahuna s’extasiait de voir son neveu lui sourire, Béthuna n’hésita pas un instant.
― Pourquoi ne prends-tu pas un amant ?… jeune et bien bâti, comme je l’ai fait… engendre, pendant qu’il en est temps ! … qu’en saura ton mari ? … crois-tu que tous les hommes mariés sont les pères de leurs progénitures ? … allons, Edin n’y verra que du feu… il se pliera aux lois de la nature, c’est tout… qui pourra lui certifier, devant le fait accompli, qu’il ne s’est pas oublié ? … tu dois te hâter, ma très chère sœur… Edin est plus vieux que toi, et tu ne rajeunis pas non plus… ouvre les yeux… que va-t-il te laisser s’il s’en va avant toi ? … un domaine appauvri et que tu ne sauras ni entretenir ni administrer… te vois-tu vieillir toute seule avec un tel fardeau ?
Mais Mahuna, incapable de trahir la confiance de son homme, ne l’entendait pas de la sorte. Cette femme au cœur noble reconnaissait qu’Edin souffrait d’obsessions sans issue. Pourtant, lorsqu’après le bain elle se regardait dans son miroir, les paroles de sa sœur la hantaient. Cogitant jour et nuit, Mahuna avait fini par prendre très au sérieux ce que lui avait dit Béthuna, à la différence que, si elle devait être enceinte, ce serait de son mari sinon la prédiction de sa marraine ne se réaliserait jamais.
De son côté, Edin, de vingt ans plus âgé que sa femme, vieillissait. S’il lui arrivait encore de l’honorer, ses envies n’étaient plus ce qu’elles avaient été. Son moral déclinait et l’homme se laissait aller à de longues déprimes, tandis que Mahuna subissait son désarroi avec amertume. Edin chassait moins, les cultures allaient en friche, et l’assiette du soir, comme celle du midi, fit bientôt pauvre figure au milieu d’une table vide. Inéluctablement, il bascula dans une phase désolante. Des heures durant, le bonhomme restait assis sur son banc, les yeux fuyant vers les forêts, sans espoir.
N’y tenant plus, c’est en sortant de chez sa sœur, un jour où celle-ci lui avait tenu son sempiternel discours, que Mahuna, prise d’une idée subite, rentra chez « le Père Roulard », un estaminet de Mésil. Le patron, un gros rougeaud à l’embonpoint facile qui tenait sa table avec appétit, lorgna la femelle qui rentrait dans son affaire.
― Un cruchon de malt !
― Un cruchon de malt ?… mais certainement, dame Mahuna, et du meilleur… ‘pouvez me croire ! dit-il en levant le bras vers l’étagère la plus haute, là où, en général, les cabaretiers mettent les breuvages les plus chers.
― C’est pour offrir, dit-elle avec une petite moue timorée.
Le patron, qui connaissait son monde, se pencha vers sa cliente d’un air de confidence.
― Dame, si c’est pour votre mari, j’ai votre affaire… Je l’connais, moi, votre bonhomme… Je sais à quoi il tourne, si je puis me permettre… Je vous dis ça, en tout bien tout honneur… C’est pour contenter la clientèle.
L’homme ouvrit une trappe de derrière son tréteau, alluma une lampe à huile et descendit dans le noir. Quelques minutes plus tard, il remontait avec un carafon poussiéreux en l’accompagnant d’apostrophes ésotériques :
― Vingt dieux, la potion du diable ! J’l’avais oubliée celle-là… débourrerait un ecclésiastique… on f’rait la queue en enfer pour moins qu’ça…
Pendant qu’il astiquait la bouteille, Mahuna, assez peu à l’aise dans ce genre d’endroit, eut le temps de s’apercevoir qu’autour d’elle rien ni personne ne semblait se soucier de sa présence, comme si le temps s’était figé sur leurs figures inertes.
― Que voulez-vous ? dit encore le Père Roulard à voix basse, c’est la loi… on peut boire mais faut pas rigoler… consommez, Dame, consommez… mais fermez votre verrou… c’est un ticket d’entrée pour le caveau, c’t’affaire-là, si vous ne vous barricadez pas… j’vous dis ça, en tout bien tout honneur… vous savez ce que c’est, Dame, le commerce…
Sitôt payé son achat, Mahuna le glissa dans son cabas et fila chez la bonnetière, qui tenait boutique près du Cour la Reine. D’autres clientes la précédant, elle patienta donc entre le linge de corps et les articles de mercerie, attendant d’être seule pour manifester sa présence.
― Voilà, commença-t-elle assez sûre d’elle mais avec une pointe de retenue. Je voudrais quelque chose de… comment dirais-je… c’est un peu particulier… quelque chose d’attrayant, de gai… si vous voyez… c’est l’anniversaire de nos fiançailles…
La bonnetière, qui flaira le besoin de sa cliente, la mena vers des articles originaux, telles des nuisettes légères ou des dessous coquins, mais rien ne semblait satisfaire Mahuna.
― Oui… mais c’est un peu… classique, peut-être, dit-elle alors qu’elle distinguait vers le fond du magasin, par une porte entrebâillée, un petit salon capitonné de rose.
― Hum… nous avons en effet d’autres collections, madame, mais c’est un peu plus cher, avertit la commerçante en guidant sa cliente vers un autre univers.
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Quelques jours plus tard Mahuna pria son mari d’aller chasser le perdreau. Elle souhaitait, pour une fois, un petit dîner en amoureux, insistant sur le fait qu’elle avait une surprise pour lui. Elle dut insister jusqu’à ce qu’Edin, après avoir pris son arc, finit par franchir en maugréant le seuil de la maison. Dès qu’il fut sorti, Mahuna ferma les fenêtres et prépara la soirée selon ses desseins, décorant son intérieur du taffetas rouge qui patientait inutilement dans une malle. Elle mit tous les coussins qu’elle trouva au centre du salon, arrangea une table basse, sortit des verres et le fameux carafon. Pour l’ambiance elle disposa deux-trois cierges malins ici et là, puis alla se changer.
Quand notre chasseur revint chez lui au crépuscule, il n’en crut pas ses yeux. La femme qui l’attendait n’était plus celle à laquelle il s’était accoutumé. À force de ne plus la remarquer, ainsi qu’il conviendrait à une épouse honnête, Edin avait oublié à quel point elle était séduisante. Se contentant de minauder autour de son homme, les mains toutes occupées à le distraire, Mahuna avait foi en l’insolence de ses atours. La chevelure lâche et un déshabillé transparent sur une guêpière à lacets constituaient un hors d’œuvre visuel des plus appétissants. Fasciné et laissant tomber sa besace, Edin voulut la prendre sur le champ sans se poser plus de questions. Mais Mahuna, qui connaissait plus d’un tour, ne consentit rien pour l’heure.
Du haut de talons effilés comme des fleurets, et après un baiser de feu, Mahuna remplit un verre en cristal d’un liquide framboise et le tendit à un mari éberlué.
L’intelligente femme avait décidé que la nuit serait longue.
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Le lendemain après-midi, le mari trompé — si l’on peut dire —, se réveilla le cerveau embué de la veille. Il se leva, alla vers sa femme qu’il embrassa, s’habilla et sortit sans mot dire.
Edin mourut de mélancolie avant que son fils ne vînt au monde.
A suivre…
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