Dans 65 milliards d’années

Tout est allé si vite.

Je me souviens du plus infime tremblement, du plus lointain.

Pas un corps ne m’était étranger, pas une parole, ni même une prière.

J’ai entendu les murmures et les cris. Les chocs et les caresses m’ont rendu invulnérable.

L’univers se déplace.

Il enfle, respire, glisse, se meut comme une matière ivre de vie.

Il est continuité.

Nature luxuriante, parfois vraie, ailleurs artificiels.

Ma création m’a dépassé et je l’ai laissée s’accomplir.

J’aurais pu la stopper, modifier son cours. Je pourrais aisément le faire.

Maintenant constant, il est hier et demain, un aujourd’hui en éveil.

Partitions du vertige. Des heures se sont disséminées sur tant de dimensions ; je les visite une à une et ensemble.

Moi.

Présent sans temporalité. Immatérialité incarnée. Esprit hors squelette.

Quelles logiques confrontent mes identités ? Elles m’échappent. Conçues libres. Elles croient me connaître, revêtent toutes sortes d’enveloppes incapables de m’identifier.

Sauf quelques-unes, choisies, guidées, visibles.

Leur royaume est miroir. Le non-voir, dedans et au-delà.

Une lande, sans vie apparente, juste de la poussière.

Un ouragan la maltraite et tourbillonne.

Pourquoi m’y attarderai-je ? Inutile de me presser.

Son sort de particules solides virevoltant changera et de l’eau coulera aux pentes des collines.

Des clans chanteront leur genèse et des mythes naîtront.

Des galaxies habitées, par myriades, chevauchant des périodes sans fin ni début.

Je marche dans la lueur chaleureuse d’un soleil froid.

Humain, l’océan rafraîchit mes chevilles.

Caillou, je roule parmi les carrières.

Sable, je m’affaisse sous l’écume et me relève falaise.

Air, je baigne au-dessus de l’eau et m’étends dans l’éther.

Atome, électron surdimensionné, plus haut, attaché à l’un, au deuxième et aux suivants.

Feu, je consume ce qui doit se consumer.

Eau, je donne naissance à la cellule.

Je n’ai pas à juger, les vérités se dupliquent.

Une gemme scintille dans le creux de ma main.

C’est un ciel pur.

Un cristal indéchiffrable, un artefact antédiluvien, le discernement dans une perle de mercure.

Une force.

Qui palpite.

Boum, boum.

Un cœur est né, afflux de sang.

C’est la tige d’une jeune pousse, le tronc d’un arbre, un nucléus fondamental, une preuve de ce qui est et que nul ne visualise dans son intégrité.

En moi et en-dehors, exempt de plein, épris de vide, un cercle une sphère une boule.

Un geste précis emballant un rouage.

Mondes.

Vivants.

Empirisme.

Art et brutalité.

Des bêtes, des hommes.

Des essences pensantes, éloignées entre elles, cherchant l’âme sœur aux confins.

Des riens si denses.

La question au bout des lèvres, et au plus intime.

Mystère.

Un pouvoir limite l’ignorance sur son astre divin.

Une avancée sans pareil au plus près de son créateur.

La morale pour les uns, avec sa cruauté et ses confessions ; et la science pour ceux-là, avec leurs démonstrations planifiées, leurs chiffres, leurs découvertes à venir.

La foi, offerte, partagée sinon fracture irrémédiable.

Diable !

Quelle invention…

Vibrante éclosion.

Ma plus grande victoire et mon erreur suprême.

Sans elle, nulle distinction. Uniformité. Muse des évasions.

La conduite vers le courage et la peur.

Appréhension de la mort.

J’en suis assez fier, tout ceci résonne, se lie et se démêle, s’enchevêtre et se délite.

Un son strident pulvérise des épaisseurs incommensurables.

En suspension.

L’écho est un.

Je suis cet écho.

Je porte le nom du vent propagateur.

Je dispense et sème.

L’oiseau m’accompagne.

Il a de longues ailes, un bec.

Il chasse plus léger que lui et emporte sa pitance dans les airs. Il se nourrit de vers, comme le poète de la glaise.

Il porte des plumes de couleur, il n’effraie pas. Il suit son cours. Ainsi l’onde s’en va sur un air de musique.

J’ai fait l’Être sexué pour qu’il se perpétue. Il est juché sur deux jambes qui lui permettent d’appréhender le danger.

Pense, se trompe. Font.

Croire. Je n’ai rien à voir avec une quelconque vertu. C’est une disposition de l’Être-à-deux-jambes que de prier.

Une évidence. Questionner son existence et trouver Celui qui l’a permise.

L’Être-à-deux-jambes créant, les rôles se sont inversés.

Me voici conteur, capable de courroux et de compassion.

Lui ? Il écrit Sa Loi, l’applique.

Vie, bien, justice, paix, il décide.

Quelle suprématie n’est pas dogmatique ?

L’Ordre fait plier le faible.

La rencontre est soumise au tribut.

Je n’interférerai pas.

Le mal, la souffrance, la déchéance.

J’ai prévu tant de portes que j’en confonds les accès et les sorties.

Je passe.

Les cycles se succèdent sans s’achever.

Une figure joyeuse a versé trop de larmes.

Le lit asséché a verdi, un chant est monté depuis la vallée où serpente une rivière bleue.

Des lotus parfument le fil du printemps.

Un nuage crève et lâche de quoi faire éclore la semence.

Un photon parcourt l’espace et ne s’atténue pas, il traque la moindre piste. Une portion de lui louvoie avant de continuer son éternelle course.

Pas un bouclier ne l’arrêtera.

Quelle enceinte sera assez inexpugnable pour la conscience ? Car c’est d’elle qu’il s’agit. C’est là mon œuvre noire et blanche, la pomme de mon jardin, l’alchimie ultime, la citadelle intérieure, la part femelle de mon érection.

Pourquoi ai-je choisi un tel abri ?

D’habitude, l’immensité me remplit.

Recouvrir d’omniprésence.

C’est un caprice, une pause méritée durant laquelle je cesserai de me soucier de l’ensemble pour une parcelle.

Où me situer ? Sous quelle manifestation ?

Ce monde est trop soucieux de sa représentation.

Avatar !

Quelle époque choisir ? Aucune ne m’oblige. Le mensonge règne à chaque point cardinal. Les empires et leurs avant-postes ne sauraient me préoccuper. Quelle étincelle permet d’espérer ? J’ai introduit le doute. Quelle justice sévit quand elle n’est pas contrainte ou sanction ? Sans uniformité, quelle égalité ?

Je sais l’envers et l’endroit, le centre et ses environs.

Je crains de m’ennuyer.

En me tuant à la tâche, le cercle et ses anneaux tournent à leur guise. C’est mon destin. Je m’attarde à la contemplation en rêvant d’horizons multiples. Je les crée sans attendre.

Poussée des franchissements.

Cette terre est lenteur. Des sociétés avancées, végétales, voire minérales, pratiquent l’osmose. Leur habitat régénéré est leur nourriture, l’ingéniosité leur monnaie d’échange.

Arbre, pierre, jusqu’à la chair, ils s’accouplent mais qui le sait ? Estuaire fait source. La connaissance recherche l’individualisme. L’information est hermétique à qui persiste à ne pas la sonder.

Une agitation. Des êtres-à-deux-jambes. Ils courent, gardiens jaloux de leurs ridicules prérogatives. Ils arrivent. Prêts à engager leur appétit pour la possession, leur dû. Le terme est fixé dans une éventualité.

Qu’attends-je de ce groupe ? La perspective repose sur un principe de liberté. La cellule se divise, c’est son choix. Sa mission le lui intime, elle se scinde en deux. L’univers est fondé sur un schéma réfléchi sans tain.

Au lieu exact de l’union, car lier, unifier, ceci me comble de satisfaction. Ces chaînes, au nombre d’une poignée sur ce monticule plébéien, se tendent par brassées sur des champs à cueillettes.

Un clan se rejoint. Ses ramifications sont mêlées. Organisations. Communiquent entre elles. La consistance d’une plante en celle d’un être-à-deux-jambes ; elle et lui assurent leur longévité. Plus mince que le noyau d’une nébuleuse.

Une émotion lie les particules et les soude.

En faisceaux.

Il bat un cœur pré-conscientiel.

Dans cet abîme de bonheur intense et imperméable à la philosophie, il n’est plus de progrès. S’en rendent-ils compte, ceux-ci, confortés par un sens de la marche qui les guide vers une ligne droite ? Leur visée est rectiligne ; ils ne voient pas ce qu’il y a en eux, sinon avec des loupes directionnelles. Ils se jaugent d’un œil maladroit alors qu’ils ourdissent en-dedans des coups indéfendables.

J’ai dessiné le plus effroyable labyrinthe. J’en teste les bienfaits et les manquements. Chacun s’appuie sur la voix impie de la communion. Et pourtant…

Les opposés s’affrontent avant de se marier.

Des couples s’éloignent puis mêlent leurs hanches dans d’épiques étreintes.

La perfection s’aventure sur ces terrains propices au tohu-bohu originel. Les débuts furent obligés à des mémoires plurielles.

Et dans ces lendemains sans parois, j’en ai terminé avec l’impossibilité de me retrouver seul. Je me dissous. En Lui-Moi, je dépasse des limitations sans objet. Cette dualité est confiée à son absolu.

La vérité est égale à son pouvoir de séduction. C’est une identité séquencée.

Le haut et le bas sont vérifiables. Leur réalité dépend d’un fossé métaphysique. Des multitudes, flottant dans des sommeils éveillés, présagent des grandeurs.

Aucune d’entre elles ne m’est inconnue.

Jusqu’où l’influence de mes créatures ira-t-elle modeler des visages, nourrir des tonalités et proclamer des palettes d’eaux vives ? Vois leurs offrandes. Nos yeux proviennent-ils d’une espèce bienveillante ?

Car il y a une matrice. La mienne et la leur sont dans un pareil élan d’amour et de haine.

Entre les deux, le néant accompli est en gestation au creux de la foi.

Le sens s’incline devant l’espoir.

Ma substance s’imprègne des idéologies dont sont capables les penseurs. Leurs capacités comme leur incapacité matérialisent leurs pulsions, qualifiées de positives ou de négatives.

Mal et bien déploient la folie, la religion, la gentillesse et la guerre dans des panoplies festives. Non, je ne les distinguerai pas tant qu’elles surnageront dans cet élément liquide dépourvu de berges.

Ce sont des frontières et des surfaces. Je passe de l’extension au minimalisme. Le vieillissement s’oblige à cause de la distance. Le trait de la main se voue à l’imperfection de son esquisse. Vois, il est amené à se dégrader pour peaufiner sa restructuration.

Renaissance ! disent-ils sur un plan où se devine l’achèvement. S’ils en énuméraient les royaumes, ce mot disparaîtrait de leur vocabulaire. Il signifierait leur accession à la certitude.

Et à l’ennui, à une douceur incompatible avec la passion, ce formidable élan — l’un des plus terrifiants.

Une impression tendue vers la perception m’émeut.

J’évolue sans échelle de valeur.

Pourquoi faire ?

L’édifice se construit sans intervention.

Dilatation et rétractation, élargissement et amenuisement, gonflement et rapetissement, reculs et avancées.

Explosion !

Agglomération !

La pression dans la poitrine.

L’infini-ventre en émoi, viscères contrites de culpabilité, neurones irresponsables, sangs conscients.

Je n’ai pas besoin d’yeux. Je n’ai pas d’oreilles pour l’écoute ni sens pour me diriger. Juste une énergie pleine du perçu, une poigne animée de dons à profusion.

Et ces êtres-à-deux-jambes, avant leur venue, allant de renoncements en espoirs, de cris d’enfants incompris en marteleurs de sentences.

Ah !

L’enfance, mon improbable succès. Il est un stade imprécis où les divergences se rebellent. La convergence deviendra totale quand l’éclatement se configurera en un point crucial.

Obsession. Une curiosité qui se méprend au prix d’une inquiétude infondée.

Il est l’heure d’inventer la détresse.

C’est fait !

Quand était-ce sur ce bout de planète ?

J’y suis sans y être.

Là, une construction à l’intérieur de son hôte. Ici c’est l’inverse, l’hôte est architecte. La masse est entre des mains qui ne savent pas ce qu’elles modèlent. Elles érigent des tours crénelées et entérinent des dogmes.

L’Arche a la légèreté du papier mâché, nul n’y résistera.

De l’encre ! Idem pour ce futur qui n’a gardé nulle trace de ses prises de parole.

Sous les sédiments de civilisations successives, la couronne d’une reine subsiste. Nul ne la retirera du sanctuaire aux ossements. L’intelligence est aux prises avec ses contradictions. Ce qui les oppose peut les réconcilier. C’est ce que j’ai décidé, tant pis pour le désarroi.

La séparation n’est qu’une attitude ; l’unification une simple règle — majeure — au milieu d’un cortège de divergences sur les moyens et le but.

Le noyau de toutes les échappées. Il recueille le condensé et le dispersé. Coquille ouverte aux échéances, devenir est en lui. Retenir la moindre poussière est d’un mérite a priori garanti.

Ça y est ! L’éclatement prévu a eu lieu.

Cette créature en cerne les aspérités et les enjeux, mais son immédiateté l’empêche d’en mesurer les durées.

Je m’en accorde et en assume la responsabilité. À eux, ignares de leur rôle en miniature, j’offre la rédemption dans laquelle s’insèrera le fait du faiseur ; et je veux que cette pensée les hisse, qu’ils moralisent et bénéficient du meilleur comme du pire. Je veux qu’ils aient des erreurs de jugement et des cauchemars instantanés. Qu’ils aillent bâtir des sociétés mortelles où s’épuiseront les regrets.

C’est le lieu de la mort et des réminiscences. La racine envoie sa sève au ciel et celui-ci plaque la plante au sol. Il l’enterre pour qu’elle prétende à la canopée.

L’Être-à-deux-jambes est de cette veine. Mais qu’en sait-il lorsque ses maîtres accomplissent des exploits dont sont exclus les fondements et leurs aboutissants ?

Il médite la raison du Ça.

Mais qu’était-ce ? Quand ?

Avant et après ne sont-ils pas identiques ?

Le Ça antérieur n’a pas de passé, pas la moindre impatience, ni témoignage de ce qui sera et qui est dans ce qu’il acceptera au futur.

Pourrai-je lui montrer ?

Quelle période doit encore s’écouler pour qu’une once de non-savoir puisse lui permettre de se débarrasser de sa gangue ?

Et Moi, Néant et Entier de la vase au creuset, du noir à l’incandescent, des extrêmes et de leur compromission, du sentiment jusqu’à l’algorithme, du poignant à la lâcheté, ne vaudrait-il pas mieux que je reste insouciant du sort de mes fusions ? Ne l’avais-je pas souhaité ?

Quel postulat m’incite-t-il à démasquer cette face cachée de Ma Personne ?

Pourquoi irai-je me trahir ? Aurais-je introduit la suspicion dans ma condition non-née ?

J’ai offert à l’Être-à-deux-jambes la quête, l’oracle et la réponse.

Le trou et le nœud sont l’entier et l’élément, le large et le quai, le solide et le vent.

L’enfant le sait parce qu’il est né de moi. Celui qui grandit se pervertit parmi les siens dans un effort insouciant. Une désunion palpable ralentit sa propension à saisir son public.

Sérénité !

Une myriade de possibilités le convainc du contraire.

La foi n’a pas son mot à dire, elle n’est pas convoquée. Elle est en lui, assombrie dans un totalitarisme matriciel.

Il est allongé sur un lit de fortune dans un hôpital de campagne. Son dernier refuge, sa prison. Il est dans le coma, isolé dans une fiction à rebours. Figé, réduit à une masse carnée. Mais il vit. Respire, bouge, c’est suffisant ! Rien ! Une chose meut la machine. Une pile, une étincelle, une braise, un flux, une sensation.

Une volonté !

Que m’arrive-t-il ? Je ne vois plus. Je ne ressens rien. Que suis-je ? Quelle est cette curieuse alternative ? Je n’ai pas l’art de m’exprimer ainsi devant des gens. C’est ce que je retiens de cette situation.

Ma mémoire se matérialisera-t-elle dans ce noir opaque ?

L’histoire primordiale est inaccessible. Combien d’années entre le Message et la Récitation ? Nous n’écrivons plus, nous ne comptons plus, nous ne peignons plus. L’art et la politique sont des données antiques perdues parmi un aéropage dépassé. Perdurer n’est plus qu’une aspiration. C’est le chemin, nous en faisons serment. Nous sommes le sol, le socle et la voûte. Constitution ! Vouloir et devoir sont des concepts empiriques.

J’aspire. L’air est une pure harmonie. La densité a digéré l’artifice. L’eau s’ébroue dans des torrents lâchés par des cavités souterraines. Dans les étendues s’acclimatent des bêtes de somme. Je marche dans un paysage ensoleillé. Il se met à pleuvoir. L’atmosphère est saturée d’humidité. Les déserts n’ont cessé de s’évaporer et de réapparaître. Des forêts imprenables ont brûlé, puis ont repoussé. Elles ont recouvert des continents, les ont abandonnés, les ont repris. Aux bords des falaises, elles se sont figées au tumulte des mers. Celles-ci plongent au fond de fosses inviolables.

Par millions, millénaire après millénaire, des nefs s’y sont englouties. Aucune cité n’a pu ralentir le processus d’assimilation. Nulle émanation n’a pu contenir la dévastation ni l’érosion. Ces tristes complices ont failli à cause de la reconstitution. Grâce à l’émergence de nouvelles formes de vie. Une poignée de géants a résisté aux guerres, aux cataclysmes et aux climats extrêmes. Ces êtres-à-deux-jambes ont évolué dans l’adversité. Fragilisés par la technique, ils se sont renforcés pour survivre dans une atmosphère réduite. Moins d’oxygène a modifié leurs poumons. Leurs muscles sont allés puiser des ressources dans une nutrition moins abondante mais plus riche. Leur cerveau a révélé d’étonnantes facultés ; il communique à distance. Cette percée psychique fut le prélude vers une supra-pensée, plus intuitive, plus apte à développer de nouveaux outils.

Pour des voyages lointains.

Se protéger des évidences.

L’enfant en moi, moi l’enfant terre-flamme. Cieux-fleuves.

Au chevet de ce moi, de l’enfant-moi, ils lui prêtent attention. Leurs expressions sont celles de la surprise. Je ne devais pas « revenir ». J’étais en partance, aucune issue n’avait été prévue au préalable, j’ai fait le choix de mes intentions.

L’enfant-moi est assis sur une civière.

L’homme-père parle, la femme-mère conçoit. Ils s’entretiennent de l’absence de cet enfant miraculeux, qui est leur procréation, là, près d’eux.

Un bruit incessant de tensions, de cris, de bouleversements. Une déflagration, un effondrement. Et puis un jaillissement.

J’ai cinq années solaires sur un sol griffé de canaux. Un pays de miel, aurais-je dit, avant. Ma mémoire n’a pas de genèse, ni frontière ni contenance. Me tenir sur une scène de cette taille m’étonne. J’en embrasse le rideau et la salle. Un théâtre délabré renferme d’innombrables systèmes qui se déplacent à la vitesse solaire du temps.

Droit sur mes deux jambes. Je me transpose dans les bois d’un cèdre, dans le cratère d’un volcan. Je nage entre feu et lave dans une mer de cristal.

Dans cet enfant. Ses parents miens. À moi leur géniteur devenu eux, en cette femme-mère, son époux, ce médecin, cette infirmière, ces proches qui me prodiguent leur gentillesse plus intensément que si j’étais au-dehors, dans une féérie encielée.

Je suis leur promesse.

Me différencier ?

Ce papa se penche sur ses enfants quand je vis en lui se souciant de sa progéniture qui est mienne. Ces enfants soutiennent leur mère sans se douter que ce moi qui les nourrit et les aime est en eux.

Leurs animaux domestiques me rassurent. La fidélité est ce qu’il m’a paru nécessaire à leur développement. La faune sauvage n’y consent pas mais qu’importe. Chaque brin d’herbe en témoigne.

J’ai informé la Nature-Mère de ce qu’elle est capable de réparer. Ces êtres-à-deux-jambes passent à côté de leurs possibilités. Une graine pourrait germer de telle manière qu’un arbre logerait des familles entières. Une plante pourrait remplacer un organe et en solidifier les tissus. Un chien peut offrir sa vue à un aveugle quand celui-ci perçoit mieux qu’un voyant.

Quand donc ces derniers verront-ils ? Qu’ai-je promis ? Cela se produira-t-il ? Dans quel champ temporel ? J’ai déjà ces réponses, et pourtant je m’interroge.

Quel sera l’effet d’une distorsion ? De la digression ? Cette famille me sera-t-elle acquise? Pourrais-je m’en détacher et lui léguer l’autonomie ?

Rencontrera-t-elle Dieu s’il n’est plus en elle mais uni en Lui ? Et Dieu/Lui/Elle/Moi puis-je abandonner et revenir à l’état global ?

Affirmatif !

C’est fait ! Le microbien, le dedans, le mouvant, la chaleur, les sentiments, l’impatience, la sagesse, la politique, les trous noirs, les satellites, les ordures ménagères, les sous-vêtements, l’escargot, la marionnette, le tyran en tyrolienne, la représentation de la divinité, la rose, l’éléphant, le son du canon, le baiser du pyromane, la vitesse et ce que la silice livre par transparence.

Je sens monter une puissance en cet enfant debout et guérissant alors qu’aux environs sont enchaînées la discorde et l’irrésolution.

Plus aucune force ne s’interposera vis-à-vis de mon unité détachée.

Observer est une tâche sans gloire. Mais qu’importent les lauriers pour une entité au-dessus des nations. Ma taille commande, approuve et délaisse. Pourquoi prendrais-je la peine d’encenser ce qui n’est plus en moi ? Je m’en défais sans pitié. Car j’ai pris les défauts et les qualités de ma folie, et celle-ci est déconnectée de l’ultime. C’est un entre deux en équilibre.

Il m’eût été facile d’intervenir, de contrôler, de sévir. Allons, je ratifie la règle de la permissivité. Que vois-je alors ? Les mêmes maux.

J’ai vu et je vois par ce qui ne peut voir ni ne verra jamais. Une énigme dévoile des secrets irrésolus. Le chaos se décide dans l’intimité des prophéties. Celles-ci ont été écrites avant l’aube de leur signification. Aucune croyance n’est vaine pour celui qui sait en inciter les prémisses. Ses généraux, ses disciples, tous les écriront pour un avenir irrémédiable. Que savent les peuples de ces desseins dans lesquels leur avis est autant négligeable que nécessaire ?

C’est ma faute.

Puis-je me libérer de l’éternité sans la compromettre ? Ce pas-de-côté suffira-t-il ? Un lien me retient. Toute résistance est vouée à ce qui est écrit. La parousie s’accomplit et nul ne le sait.

Moi, douleur et mort, torture et caresse.

Lucidité.

Cerbère chaste, vierge assassine, prêtre fou, je campe ce que vous êtes et que vous refusez de voir. Dénué de morale, je vous ai donné le droit de légiférer. Vous, patriarches et anonymes, toi ma progéniture d’argile, qu’aviez-vous compris quand vous étiez en capacité de me rejoindre ? Vous avez osé le pire, et votre prochain l’a sanctifié sur l’autel de la raison. Les ancêtres héritent de ces errements solitaires et envieux.

Sans cette désuète manie moralisatrice, je réfuterais ses valeurs et ses échelles hiérarchiques.

Que tenté-je de construire ? À qui devrais-je concéder la destruction qui vient ? Je préfère ne pas intervenir. L’Être-à-deux-jambes est muni d’une tête plus haut perchée que celle du serpent, plus étroite que celle de l’ange et plus dure que celle du poisson. Mais le serpent ne se relève pas, l’ange vole au-dessus de lui et le poisson s’enfonce dans les abysses. Seul l’aigle rejoint l’élu dans les hauteurs.

Et l’Enfant est l’Église, et l’adulte le contraint. Et quand l’enfant deviendra l’adulte, il opprimera sa descendance. Liturgie inconsistante de l’Être-à-une-tête, l’époque où j’atterris est équivoque.

L’airain bat la campagne, cogne mon crâne. Il tonne au-dessus des villes. Il pleut du sang. Du fer rouillé pousse dans les cimetières. Des lampions envahissent les bocages et font chanter la place du village. Ce sont tantôt des drapeaux aux hampes des mairies, tantôt des foulards au cou de la jeunesse. On s’embrasse avant de s’embraser. La flamme se répand sur les pécheurs comme l’eau rouge de l’agneau hurle aux soirs immolés.

Le frère agite sa langue, la sœur a enfanté contre son gré, l’enfant du père et de la mère portera leur malédiction.

Je plaide non coupable. À moi des heures en miniature durant les rares années du passage à l’acte. C’est la naissance de l’humanité. Cellule, embryon, fœtus, votre descendance se rue déjà à l’assaut du cosmos.

Une fraction de seconde, très brève, et le mariage entre l’énergie et une simple vibration — infime quantité temporelle — me propulse à la croisée de mes espérances.

Il n’est plus que la pureté. La Parole a été admise et suivie. Ces nouvelles variétés liturgiques sont idoines. Elles survivent et prolifèrent.

Une garce se soucie de son fard. Elle s’y applique en usant de ses talents. C’est ma décision, je ne me rétracterai plus, sauf à l’entraîner, là-bas.

Les échecs sont devenus la nuit et le jour. La norme et l’extraordinaire se mélangent dans la liesse et l’épreuve. Je dois m’unifier en me dédoublant. Je m’apprête à la métamorphose.

Parmi eux.

Ils m’adorent.

Je passe sous une haie de lilas flamboyants. Des rayons jaune et or écartent les branches et viennent m’éclairer de touches fuchsias. Des senteurs fruitées assaillent mes narines.

Pourquoi vénérer celui qui tue et donne naissance ? Ôter la vie ou l’offrir en sacrifice participe du calcul. Un, deux, un milliard moins quelques-uns. Les cycles s’enroulent dans l’indifférence. Des mains se joignent à l’appel de mon nom. Des prières vont crescendo. Un enfant est désiré, un parent est pleuré.

Des objets s’amoncellent près d’un temple suspendu à sa divinité. C’est le point sensible d’où lévite le moine.

 Le fou est assis dans un avion lâchant des bombes. Il obéit au vénérable pasteur qui agit selon ses lectures. L’écrivain a prémédité son coup, mille et mille années confortent ses visions, et je ris, j’en ris encore.

Absurdité !

L’action est un leurre.

Me disperserai-je dans la totalité ? En me scindant en deux, en quatre, en huit, en couches exponentielles ? Quel que soit le décompte, l’unité fait loi, elle me catalyse. Le lien fait la césure et la clairvoyance est en chemin. La synthèse n’est pas encore enseignée, elle sera induite dans la sueur.

L’enfant est guéri.

Des flashs de lieux et d’évènements qu’il n’a pas encore vécus l’ont éveillé. Il rêvait qu’il se déplaçait parmi les cristaux d’un kaléidoscope. Sa carapace avait la dureté d’un hologramme. Il foulait d’un pas cadencé des contrées asservies. Ses médailles de colonisateur lui servaient de sauf-conduit à la barbarie. C’était le songe de celui qu’il ne voulait pas devenir.

Attention !

Les savants m’extirperont de l’abandon. Il a fallu que je me divise pour que l’autonomie et la soumission se dressent de concert. Laquelle des deux se renie jusqu’à l’oubli, jusqu’au langage ? L’Être-à-deux-jambes s’est replié sur lui-même afin de ne pas faire le constat du soi primitif.

Il avait perdu un bras et une jambe et voilà qu’ils repoussent. La greffe a pris. La jambe sera de chêne, le bras ploiera comme un jonc.

Les ailleurs n’ont plus de sens. Un tissu de cervelles cousues entre elles irrigue leurs masses musculaires. Ces distillateurs de cogitations dirigent. Ce sont les élites. Leur intégrité physique est réduite à l’état de tronc. En se délestant de leurs membres, leurs armements sont devenus caduques. Ces estropiés ne peuvent plus meurtrir, et c’est tant mieux.

Les ouvriers ont des bras pour pelleter. Ils ne maîtrisent que leur joug, auquel tient leur liberté. Ils servent des colonies sociales où les dominants sont amputés de leurs gestes. Ne subsistent que des moyens rudimentaires. Il reste des enfants-bras ou -jambes ou -matière-grise mais jamais les trois à la fois.

Les matriarches sont en couveuse. Elles procréent. Avec ou sans les pourfendeurs de saillances.

Des appendices pour la guerre et le labeur, ces stratagèmes n’ont que les combats et les conquêtes et les défaites pour objectifs.

Je les en accuse.

Mammifères en sursis chapeautés de lobes frontaux maintenus par des tubes dans lesquels circule l’envie. Il ne s’agit plus d’êtres à charrettes ou à pénitences, ni de bêtes à courir ou à trahir.

Jouissance.

Ce sont de simples organismes dispensés de prédation. Ils peuvent se développer sans anicroches et se tiennent au seuil de l’émergence. Ils sont au meilleur de leurs murmures, pendant lesquels l’établissement de ce qui est cesse de s’occuper de son essor. Qui ou quoi les contrarierait ou les empêcherait ?

Mais encore, serait-ce l’évènement crucial où le grain enrayera l’ingénieuse machinerie ?

Où ai-je failli ?

Dans le bloc insécable, mon plein être, je hurle : “Où et quand ?”

Je ne saurais dire.

Phase séparation.

À la manœuvre, des paliers temporels ont glissé, des expansions se sont comprimées et des immanences se sont dispersées amoureusement.

C’est ce que j’ai réussi à sauver.

L’imparfait.

La passion.

Quelle impuissance dans la colère ?

Je volais, traversant des lacs de granit. La réverbération a tenté de me rattraper.

En vain.

Un jeu pour enfants célestes. Vous, à qui je m’adresse, voyez ces beaux clichés racontés dans les films. Appréciez, peuplements du ciel, hermaphrodites ailés.

Rejoignez les hauteurs !

Venez, images protohistoriques du divin au bord de l’épuisement, puisez au fil de mes démultiplications intuitives. Une terrifiante dédicace est lisible sur des cartouches.

J’ai peur.

Un loup fond sur le paysan et sa famille. La scène se déroule devant mes yeux. Pourquoi ce magma s’écharpe-t-il en mon sein ? Ma création se déchaîne hors de mes facultés. Les victimes se déchirent sous la férocité d’un animal qui les tue dans une mêlée insoutenable.

Je préfère la soie nuageuse des artistes où, en compagnie de bardes médiévaux, des mages sont assis sur des roches en ébullition.

Ils me parlent de l’Odyssée, je leur détaille l’Iliade.

Je vole.

Je surfe sur les ondes lumineuses de ce qui me constitue, départ et arrivée, milieu au-delà. Crainte, ton sentiment me réjouit. J’en avais terminé avec l’envers de mes sens.

Avec toi.

Alors pourquoi l’impalpable durée s’épanouit-t-elle ?

Serait-ce pour que cette architecture bancale s’immobilise ? L’heure des spéculations est venue. Me voici hésitant. Que dois-je apprendre de cette bestialité dont le vacarme me terrifie ? Je croyais à mon nuage, et celui-ci se délite.

Chute.

Mes ailes, où sont mes ailes ?

Je n’en ai pas, je ne suis pas toi.

Comment cet enfant, qui sort de l’hôpital en pyjama, pourrait-il rester rivé à cette voûte sans piliers par deux appendices en plumes ?

Je marche.

Un chemin de graviers me guide vers un groupe qui s’avance entre une paroi vertigineuse en sel et une haie de colonnes d’albâtre qui font rempart. Le passage est étroit. Des gens se pressent à quatre de front, épaules contre épaules, comme blottis.

Un pas de plus et ils nourriront une gueule ouverte sur son festin. Je ne réagis pas. La curiosité m’ordonne de m’approcher, de lever les bras et d’appeler. Dois-je intervenir pour faire taire ce tohu-bohu ou interdire ce spectacle de cauchemar ? Je fuis dans le sens opposé. Je ne vole plus, je cours, collé au sol comme un escargot gluant.

La frousse de ce prédateur dont je n’ai aperçu que les crocs me taraude. Devant moi, il broie ses victimes à grands coups de mâchoire. Je pars me cacher.

Je cherche une brèche, là, j’en vois une, je me faufile, vite, vers ailleurs, de l’autre côté dans un extérieur insoupçonné.

Une mélodie me rattrape. Son compositeur sait bercer les affres. Intuition, fiction ou interprétation, les livres comme les chiffres.

C’est ce que je veux, quitte à faillir.

Un monstre a jailli et j’en suis le géniteur. Je l’avais laissé aux tréfonds, dans cet état faussement paisible. Menteur, je te condamne, vagabond de cabinet, hâbleur des pupitres. Des oracles m’ont rencontré à l’improviste pour m’alerter. J’avais dû, déjà, résoudre ce dualisme inexorable.

Ne pas créer.

Éviter la symétrie fut envisageable. Il m’a fallu passer par un miroir face auquel figures vivantes et choses inertes furent fatalement fantaisistes. C’était ô combien amusant de me familiariser avec ce mirage et le rendre supportable. Il suffisait d’affranchir la résistance de l’ennemie, ma sœur, pour permettre au concret de s’immiscer par à-coups. Elle ne devait pas s’étioler d’une pénétration trop idéale.

Dangereux.

C’est pourquoi j’ai fondu l’inconscient.

Ai-je agi en conséquence ? Oui, je n’ai pas à en pâlir. Et ce foutu doute qui ne me laisse plus en paix. Je l’avais enfoui dans des profondeurs inaccessibles. La survie en était le motif. Parce que ? Vivre ne tiendrait qu’à l’aspect physique ? L’âme, l’esprit, la conscience et son antithèse, et vous, Cavaliers de l’Omniscience, de la Justesse, de l’Ignorance et de l’Immanent, allez bâtir des rêves !

Une minute, j’ai à soumettre des directives. C’est dire à quel point mes errances sont perverses. J’ai la subite et désagréable sensation que ma séparation est engagée. Ça y est, mes agissements opèrent.

Ce processus doit — c’est un impératif — poursuivre son élan au risque d’un affaissement en cas d’arrêt immédiat, comme par exemple la chute d’un astéroïde sur plus friable que lui.

Je vois des individualités trop gourmandes, des volatiles ayant l’atmosphère pour nichoir, des Léviathans grondeurs, des jungles impénétrables, des déserts glacés ou en fusion, des chaînes de montagnes infranchissables et des océans vengeurs.

La rencontre est imminente.

Des vaguelettes frôlent mes pieds.

Une plage taxée par une minorité de riches. Leur notion du partage et de l’argent. Ce qu’un être-à-deux-jambes souhaite et ne pourra posséder qu’en location.

Idyllique Paradis de l’Inégalité.

La forêt, la mer, leur gratuite générosité sans merci.

Le soleil. Un fabuleux trésor.

Quel trait de génie ! Au-dessus et hors de moi. J’ai frôlé les bords de la nébuleuse. Fission, j’étais l’éparpillement forcé. Un objet de vénération est à mes pieds. Interrogation à laquelle nulle espèce ne s’éleva. La pierre se mettrait-elle à genoux ? Le ver concurrencerait-il le serpent ? Et l’eau s’étale, il me semble.

Il faudra mille et un millénaires avant que cet éclat de porcelaine grossisse et atteigne son apogée.

Je suis assis dans le sable. Il passe entre mes orteils tandis que cet enfant, sur le parking de l’hôpital, découvre son environnement. Il sait ce qu’il doit faire. Forcément. Je le vois de cette plage, je le sens depuis l’immensité galactique, je le perçois uni aux nombreuses dimensions, incompréhensibles aux êtres-à-deux-jambes.

Pour eux, l’instinct.

L’enfant saura.

Le nuage de poussière attise le feu par-dessus le froid et la glace. Tant pis, je me désaltère au lait de coco, fruit mortel. Divinités anciennes, je dois fonder une société pour les refléter. Pelles, pioches. Dans des mains esclaves pleines de crevasses, des tours maudites flirtent avec les cieux.

L’enfant en moi enfant-moi a donné son avis. Ce n’était qu’un balbutiement. Il s’est levé, planté posture droit debout les bras agiles, tête fichée sur ses épaules, sa mémoire des ères archaïques et ses projets.

Les émotions vécues par cet enfant traceront de nouvelles lignes de fuite. Il lui faudra faire appel au signifiant. En revanche, nos certitudes s’effondreront à cause de leurs faiblesses, c’est-à-dire des nôtres. Cette métamorphose en Une Personne implique une concentration de l’ordre du phénomène. Dans les bras de Ma Créature-Mère, je pleure. Avais-je été étreint auparavant ? Je tressaille à la fragilité de mon corps. Mes membres plient sous la pression de sa gorge. Je me sens compris, aimé, caressé pour ce que je suis et non pour ce que j’offre ou reprends. Des larmes sucrées-salées lèchent la commissure de mes lèvres.

De toutes les manières je me leurre, Je est Nous et Nous sommes Je.

Comprenne qui pourra.

D’ailleurs ce n’est pas drôle, c’est la nature du monde.

Un torrent vrombit dans ma poitrine. Il pourrait me tuer. Sa vigueur est celle d’un géant avaleur de foudre. D’un coup de langue, un réseau complexe de veines et d’artères distille un goût prométhéen.

Du lait s’injecte jusque dans les portraits auxquels mes yeux s’aguerrissent. J’ai ordonné leur reconstitution.

C’est là, dans mes pas, sur mes sentiers.

Je rêve d’îles tonitruantes où les vagues éventreraient les falaises, où le cor intriguerait.

Il y a un promontoire d’où émergent des prairies. En cet endroit j’aime me rendre au-devant des populations.

Un matin, où je frétillais dans la rivière, un pêcheur m’a attrapé dans son filet.

Mords ma chair ! lui ai-je dit. Sais-tu que ta faim est mue par ma volonté assise au siège de ton système neuronal ?

Existants, revoyez vos totems ! Plus larges que ma divinité, ils se démènent dans la béatitude. Le respect que vous vouez à mes mérites m’étonne au plus haut point.

Mon Ange.

Ils voient en toi un idéal volant avec des ailes dans le dos. Un hybride, un androgyne, un archétype asexué. Cet indéterminisme est ridicule.

Sache-le, Toi mon Héraut, l’Annonciateur du Verbe, le Messager aux Beaux-Traits, le Bras armé de la Décision, le Défenseur des Peuples, le Foreur de Vortex, Toi mon Fidèle, ma Maîtresse, ma Progéniture, ma Fille, mon Enfant, mon Serviteur et parfois mon Ennemi·e.

J’ai lu leurs théories et leurs contes. J’y apparais sous tant de vocables. Pourquoi ai-je créé un muscle doué d’un tel intellect, s’il s’en sert pour se confiner dans un supplice qui le ronge et le consume ? Pourquoi s’est-il émancipé au point de découvrir le meurtre et de s’en repaître ? Ses interdits n’empêcheront pas la bête de sortir de son enclos pour aller chasser. Quant aux miens, aucun n’est tatoué de la marque de l’aléatoire.

Que dis-je ? Suis-je sûr de moi au stade de fœtus dans le ventre d’une femme ?

Lumières ! Insignifiances resplendissantes dans ton enveloppe liquide enténébrée. Attendez le choc civilisationnel et ses funestes conséquences. Pour l’heure, qu’agisse l’arc-en-ciel, ce prisme des chagrins et des joies.

Suis-je froid ? Chaleur ?

Siècle à retardement.

J’ai huit années dominées par l’Enfant-en-moi. Qu’est-Il que Je ne suis pas ? Quel accès au savoir pour ce Lui qui est Moi ? Je passe d’un état à son double en étant les deux à la fois. J’entre dans une phase de non-retour.

Où es-tu l’Ange ? Rejoins-moi et ne me perds pas de vue, je vais avoir besoin de toi. Notre maison est tellement vaste que je m’amenuise. Elle s’étend et je diminue. Vouloir ? Oui, c’est ce que je peux discerner. La relativité est servile, je dois m’en libérer pour apprendre. Pourquoi l’enfance est-elle si ténue ? Géniteur et Génitrice. La mère, le père, le gène homme et le gène femme. Le garçonnet et la fillette. Le jeu est spectateur et la scène auteure.

J’ai dix ans maintenant, les âges s’échappent. Douze, et le monde à mes côtés n’est qu’une lente agonie. Ses plaies s’expriment à travers la cruauté, sa gaieté dans un pas de danse.

À quinze ans, sans que les Terriens ne soupçonnassent leurs existences, j’ai labouré des cultures cyclopéennes.

Cette enveloppe si espiègle m’avait séduit. Celle d’un garçon et parfois d’une fille pour apprécier mes ambivalences. J’étends le récit. Lever le bras, tendre la main, suggérer le moindre geste dans des agissements à répétition avant leur désunion, ce sera ton travail. Pourquoi ne me suivrais-tu pas ? Je vois ce désarroi qui t’envahit, cette nouvelle responsabilité. Tu vas devoir t’accomplir en marchant dans mes pas. Prends ce flambeau, brandis-le dans les profondeurs, étends-le à la lisière des cercles descendants et éclaire-nous de ta virginité, ô Toi mon Ange.

Inutile de formuler l’indicible. Sois l’Enfant-Moi sans mémoire.

Le chemin est limpide, nulle source de discorde ne viendra le submerger. Aucun écueil ne fera barrage et les flux poursuivront leurs cours. La pluie continuera de semer et le ciel couvrira les récoltes de nuits prospères.

De planète en planète, les habitants du Vaisseau-Mère ont fait germer d’innombrables cités. Ils se sont vêtus de peaux, de pierres et de fumée après l’incendie. Eden versus quotidien.

Un choc.

L’effroi.

Des fissures ont ouvert des tunnels. L’inconnu s’est rendu à l’exigence de la curiosité. Dans l’interstice, des nébuleuses ont disparu sans laisser de traces. Une supernova a explosé dans mes mains. J’ai vu des enfants-lunes traverser des galaxies en fusion. Ils pratiquaient leur commerce sans se soucier du fracas. Procréer reste la norme, la décadence un plaisir.

La dualité soumise, leurs arsenaux furent vains.

Leurs pertes considérables ne leur ont pas rapporté une once de réflexion.

Les maîtres refusent de modifier ce qu’ils martèlent dans l’immuabilité. Cela ne pouvait se reproduire sans erreur. Une civilisation, encore une, s’est dissoute dans des bains de sang noir. Ce n’est pas ce que j’escomptais de toi, Homme-Femme-à-deux jambes. Je voulais que ta race se relevât de l’état rampant.

Fais-moi confiance !

Le commun est mal compris. Seuls d’exceptionnels spécimens en saisissent les bribes. Par l’emploi de la gnose, ils déterminent leur prééminence. Ils constituent leurs parlements dans des gueuloirs. Ce bruit de gorge brutalisée irrite les collectifs sous influence. Le lion agit ainsi.

Et l’enfant-moi, l’enfant-roi, l’enfant-là-bas, l’enfant-conte, l’enfant-soldat, l’ange annonciateur de la paix et de la guerre, la première prophétesse, la putain et la mère, notre sœur immaculée, Toi le Moi qui nourris ses petits dans son giron, toi le mari qui taris ton sein et forniques sur l’autel de la maternité.

J’ai voulu la spiritualité en-deçà de la foi.

Quel est mon âge, en somme ? De quel côté pencher ? Vers le un ? Le deux ? Mâle ou femelle ? Industrie ou religion ? Toute tentative pourrait échouer en cet instant précis où ma pensée s’abrège sous une trop dense activité.

Qu’ai-je à faire ? Rien ! L’immensément microscopique ne parviendra pas à se fondre dans le cours des siècles. Cette subtile notion est-elle décelable ? Je m’émeus de ces vies parsemées qui disparaissent à leur premier contact avec le sol. Des oisillons défient l’azur et retombent pour mourir dès leur premier envol. La lave majestueuse sculpte des montagnes que le vent érode d’un souffle. Le chaud soulève de lourds océans et les transforme en nuages pour mieux les crever. Les humains pleurent de concert. Ils n’aspirent qu’au bonheur sans y parvenir à force de s’entredévorer.

Qu’aurais-je omis dans cette jungle absurde où réfléchissent des chimpanzés ? Ce sont eux les plus doués, tant que l’on ne leur apprend pas à compter, et plus tard à coloniser.

Tu l’entends se plaindre. Laisse-le prier à l’ombre de ses turpitudes. Je n’ai aucune pitié pour ses pérégrinations. Pourquoi ? J’en arrive à ne plus comprendre mes manigances.

Ces atermoiements passés mettent en exergue ma fragilité. Je ne peux tolérer le moindre défaut.

Cette simple supposition me fait chanceler.

Je me joue un air convenable. Bercé par une mélodie doucereuse, j’élude le fâcheux. Ne provoque pas ma colère, l’ange, je sais où j’ai failli. Peux-tu distinguer le vrai du faux ? Tu le dois. Ceci est un fait exprès. Ne m’écoute pas quand je te prie de l’inverse. Tu t’imaginais que j’ignorais l’incidence d’une telle démesure ? Que je pouvais tout contrôler ? Fou que j’étais, j’avais offert la beauté à la part féminine de l’univers, et la tentation à son penchant masculin. La formule n’a pas pu fonctionner sans radicalité, voilà le résultat.

Oui, la division s’est établie selon un plan. Toi, tu restes entier, ou entière. La notion de sexe, oui, de ton sexe, t’est si étrangère que les changements dont tu es capable te paraissent un jeu, alors qu’elles sont un « Je » pour Moi.

Le piège est tendu par des rets incontrôlés. Se resserre l’insondable horizon. À l’intérieur. Je me promène sans me soucier des limites. Pourquoi m’en soucierais-je quand un maître peut les rappeler ? Le berger rassemble bien ses moutons.

En l’Enfant-Moi, réduit à sa plus simple expression, déploiement des sens en quête d’aventures.

Dois-je dire à sa mère que son bébé fut choisi pour allumer les firmaments ? Déjà, dans sa nuit plasmatique, l’embryon présageait des révélations de ce qui est, sera ou a été.

Providence ?

Dois-je lui avouer que ce nouveau départ suivra une route inachevée ?

L’Ange, tu dois me suivre. Je vais devoir oublier et ne pas reconduire les expériences précédentes. Sinon, qu’obtiendrais-je de la mortalité ? Ceci nous préoccupe. La mort, vois-tu, bien que virtuellement circonscrite à l’aube-vie, se résume à ce qu’elle n’est pas. Elle ne leur sera révélée ni à l’heure ultime ni jamais.

Après ? Peu de ces êtres-à-deux-jambes poursuivront, sauf quelques rares membres de cette communauté éclatée en une perpétuelle concurrence.

En ces lieux sévit Ma Dissension.

Quelles habitudes me font aborder ce que les couples conçoivent dans la douleur ? Bâcler me hante. Mentir, surtout. J’ai cru que je m’efforçais de lisser alors que tant d’aspérités avaient rendue l’initiative rugueuse. Je me suis contenté de peu en forgeant ce qui demandait l’attraction de mes multiplicités.

C’est ce que j’ai fait. Ici, sur ce tertre isolé, indemne des nations visionnaires. Ce procédé a accouché d’élans contradictoires. Ailleurs, il y eut union et réunion.

Osmose.

C’est l’exemple que je voudrais fournir ; en l’étudiant, d’abord, puisqu’il m’avait échappé. Où étais-je alors que je faisais l’entièreté unanime d’un modèle sans faille ? Ai-je triché ? Aurais-je permis une révolte capable de transgresser ce que j’avais prévu pour ces Êtres-Moi ?

Si tu me souris, l’Ange, c’est parce que tu te rapproches de l’Alpha et de l’Oméga. Il est naturel que je te dévoile enfin Mon Utopie.

Oui, j’avais accepté une distanciation. Tu devais porter une part de mes attributs. Elle était proportionnelle à cet infini auquel tu appartiens, et que tu devras régir. Projette-toi jusqu’aux voiles du sensible. Tu es l’Inouï, ne laisse pas l’invisibilité recouvrir ce pan de la raison qui peine à s’éclairer.

L’âme.

Je te prends à témoin. Dis-moi : la maltraitent-ils ? Je leur ai donné le moyen de l’Écriture mais leurs cerveaux riquiqui les handicapent. Un bouquet d’années-lumière ne leur suffira pas, il leur faudra aller plus vite. Ceux qu’ils nomment « visiteurs » se comportent avec une décence dont ils n’ont aucune idée. Je veux lire au plus près du mot ce qu’il a perdu.

En venant jusqu’ici, qu’est-elle venue signifier ? Quelle sujétion en a fait le censeur ? À qui aurais-je suggéré de choisir la rébellion en héritage ? Ceci échoit au domaine de la perception, de l’ineffable. Quelque part, en son for intérieur.

Exactement comme je contiens, retiens ou libère.

Cette indépendance, je l’exige. J’assume les choix, bien fondés ou non, que je me suis fixés. Les passagers observeront mes préceptes durant le transport. Combien seront-ils à quitter leurs champs, leurs villes, leurs foyers pour chausser les bottes du conquérant ? Toucher du doigt est insuffisant, il faut posséder. Mon dilemme, colporté, transmis, volé, pillé, offert. J’en appelle à la Conception, jusqu’à ce que je sois reprogrammé selon des rites primitifs. Je me méfie des méthodes scientifiques qui risquent de déclarer mon obsolescence.

Rien ne me ressemble déjà plus.

Absorbé par une foule urgente, je marche avec la célérité de l’Être-à-deux-jambes. Je vois avec l’aveuglement de ses yeux énucléés. Ils devinent ce qui se cache derrière la ligne du méridien. C’est donc ça, leur objectivité ? Mettre en images ce qui ne peut se vérifier.

J’enjambe le cadavre d’un garçon. Son destin s’est arrêté là, avant l’initiation, avant la féminité qui était en lui, avant le mariage et la paternité, avant qu’il ne profite de mes bienfaits. Qu’en aurait-il fait du bas de sa servitude ? Je mets un genou au sol. Un pendentif brille sur son poitrail dévasté. Des cuivres sonnent la victoire. Je relève la tête. Cris d’allégresse. Les plaintes de la plaine meurtrie. L’odeur du carnage au milieu des marguerites. Entre mes doigts le médaillon. Une figure protectrice. Je ne la laisserai pas s’abîmer dans la gadoue. J’en prendrai soin. Jeune hoplite, tes Héros de pacotille t’ont menti sur leurs intentions. Lance à bout de bras, j’ai participé à l’affrontement. Sous mes coups répétés bien des âmes se sont évanouies. Elles cheminent vers les havres choisis pour elles.

À mon cou vibre son talisman.

Une rivière peu profonde, je passe à gué.

Sur l’autre rive, une usine catalyse le soir. Derrière un mur grillagé une comédienne endosse un rôle tyrannique. Je m’assois dans un large fauteuil à l’appui-tête recouvert d’un tissu en velours grenat. Un aéroplane décolle un soir de grande torpeur. Un soldat à la peau d’ébène plante un drapeau sur un mât blanc.

Désert.

Un violon suit.

Le caravanier me repère avec lenteur.

Je ne suis qu’une chimère de plus.

Au loin s’éloigne un minuscule satellite.

Cellules, vies, naissances !

Il y a dans les textes une somme de sottises et autant de sagesse. Les écrits des prophètes sont erronés et ceux des saintes sont en cours. Déesses et dieux s’écharpent dans leur cuisine. Les patriarches fraternisent avec leur épouses après le viol de leurs maîtresses. Des femmes préfèrent la domination en chambre. Leurs rejetons s’accoutreront de leur bâtardise.

Des gamins allongés dans des boîtes en bois mal dégauchies portent des uniformes ensanglantés. Leurs chemises en popeline de coton sont maculées de trahison. Pendant des centaines de milliers d’années, des discours magistraux ont servi des intérêts profanes.

C’est Moi, le Sacré et le Tangible.

Les mourants décèdent de leur infortune. Celle-ci viendra plus tard au rythme d’une harmonie interne. Trompé par mes propres démons, je mesure à quel point je m’étais fourvoyé. Dans ma folie, j’ai omis la dernière pierre. J’aurai dû faire de l’amour un principe aussi essentiel que celui de se nourrir.

Déjà, je m’égare. Ces détails devraient me rendre partial. Il me suffit de parcourir l’écartement des périodes et me prosterner au pied du mont avenir. Une seconde vient de s’écouler sur cet astre bouillant d’où mille comètes divergent.

Un et plus. Le « un » égale la valeur. Sur ce champ de bataille primitif, l’alchimie s’exerce dans la douleur. Au moment de tuer ou à celui de son expiration, le rideau s’écarte et laisse présager l’imposture.

Trop tard, l’injuste suicide est commis sans l’accord du sujet.

Assassinat.

Ce cri du vivant lors de son effacement est mon cadeau à la souffrance. L’ultime en est la merveille, l’extase. Ce que j’ai offert est perdu. Aucun accident ne me surprend, surtout pas dans ces conflits où les armes sont inopérantes sur ma carcasse. Et moins encore dans la paix.

Un baiser peut m’émouvoir.

La réalité !

Voilà sur quoi je suis vigilant. Pour que cette engeance querelleuse puisse aborder les strates supérieures, il me faut la châtier. Non, mon Ange, il ne suffit pas de claquer des doigts.

Penser suffit, me dis-tu.

Oui, c’est crédible.

L’inerte et le mouvant. Chacun s’immisçant selon ses principes. Mais je te l’ai dit, il faut provoquer le désir chez cet individu qui n’agit que par pulsions, sans aucune considération pour son prochain, qu’il occulte sans efforts. Vois son inutilité. Que fait-il ? Il débarque et en l’espace d’un soupir et de quelques crises, il descend sous la surface du globe, s’enferme dans le noir. Se disperse au gré de ses illusions.

Ma fureur augmente. Mon ouvrage achevé, il me fallait en jouir, te dis-je ! Mais ce bruit de fer, d’épées, d’atomes et de violence gratuite m’ont dérangé. Non, je n’ai pas autant sué pour que cet édifice soit régenté par la barbarie. Durant leur Histoire, ce ne sont que jérémiades et désolation pour la grande majorité, luxe et indécence pour sept d’entre eux.

Attends, laisse-moi deviser ; ne m’interromps que si je divague. Et fais attention où tu marches. J’ai envenimé la prédation dans la jungle. Sur les hauts plateaux, des rapaces nous guettent. Nous sommes des proies, nous, garants de la doctrine. L’un et le multiple souhaitent nos possessions. Aurais-je façonné un ennemi plus puissant que moi ? Et cet ennemi se serait-il entraîné à me combattre dans le but de t’asservir ?

Mère.

C’est un mot qui me vient en assistant à la naissance.

L’ovule d’une femme ensemencée.

L’homme au sperme ensemençant.

Sous mon contrôle, je vous aime, mon père, ma mère. Partez à la découverte de vos signifiances. Ce à quoi vous assisterez dépassera votre entendement.

Bientôt vous accepterez, ou vous vous rebellerez.

Eux ! Ils sont gavés d’informations pléthoriques. Ils sont incapables de se soucier du contenu d’une photographie. Toute concrétisation leur est fatale. Père, mère, je vous ai faits leurs semblables et je veux que vous soyez différents. Vous le serez, vous l’êtes, c’est dans votre maison que je viens en votre siècle éteint d’empathie et de sublime, en ces palaces de confusion et de lâcheté, de forfaiture et de trahison.

Je ne peux venir autrement qu’en la Mère.

Il vaut mieux éviter les miracles, si tu veux mon avis.

Je vois tant de beauté.

Contemplation ma fierté.

Révolutions dans les eaux, les airs, la boue.

L’éclairant, la glace et la transparence.

J’ai un faible pour les matières qui ne brisent pas le regard. La nuit, levez les yeux ! Observez ces modestes palais sur ces contrées riches d’inventions, de réussites et d’échecs.

Évitons également ces territoires urbains. Ils sont brûlants et peuplés de mal-être. J’y reviendrai humain. Dieu — le Nom de ma Résonnance parmi eux — méprise leur vénération. Je veux leur émancipation pour la suite. Leurs villes, leurs champs, leurs étangs, ils s’enliseront et eux avec s’ils n’anticipent pas leur départ.

Sous quelle forme vont-ils émigrer ?

S’ils comprennent ce que migrer signifie.

Que dis-tu, l’Ange ? De quelle destination parles-tu ? Non, celle-ci est négligeable. Tu devrais t’y rendre à ma place. Je ne sais plus, au juste. J’hésite. J’ai peur de ne pas revenir. Qui sait, peut-être prendrai-je goût à ces plaisirs dans lesquels les démocraties se complaisent à magnifier leurs défauts.

J’entends ce que tu me dis. Il est facile de tricher quand on édicte les règles. Crois-tu que je doive abdiquer le pouvoir avant de m’incarner dans le corps de cet enfant ?

Et puis, je me demande, pourquoi ces époques et ces lieux m’attirent alors que je les cerne jusqu’à l’intimité ?

Quelle direction donner à une effervescence que je ne comprends pas ?

Est-ce l’unique faiblesse dont je fais preuve ?

L’unité dépasse l’état de subordination. L’entièreté est dans la pluralité et la multitude lorsqu’elles se rejoignent.

Je voudrais — car c’est un gage à l’échelle de mes composantes minérales, végétales, cellulaires, atomiques, invisibles, impalpables, interstellaires, en fusion ou glacées, spirituelles, mentales, explosives, virtuelles, éloignées et proches à la fois, assourdissantes, anéanties, rétrogrades ou non, je voudrais que la position idéale soit remise en question — je voudrais élever le débat.

Cesse de m’interrompre !

D’ailleurs, je vais te mettre à l’épreuve.

La vérité est dans mon inachèvement. Ces êtres-à-deux-jambes ont posé des bases à distance du paradoxe initial :

Dieu se reposa de l’œuvre

Que Dieu avait créée

Se doutât-il qu’avant de progresser s’ordonnait déjà l’expansion ? J’en suis là, l’Ange, à devoir refermer la fosse.  Il n’y pas d’échappatoire.

Ouvre la cicatrice et purifie-la ! Crochet de boucher, feu rougi, acier trempé, je m’en fiche.

Saigne !

Pour une hypostase solitaire, ce principe exclut l’élévation de la main pour commander à l’obéissance. Le dessin que j’ai imprimé à l’informe nécessite de s’instruire et de suivre les effets de ses premières réalisations. En théoriser le déroulement est dans mes cordes. Me suspectaient-ils à ce point inattentif à leurs agissements pendant qu’ils profitaient de l’inexécution du huitième jour ?

Ce repos fut leur damnation, et ce Dieu au-dessus de Dieu en a profité pour greffer l’imparfaite matrice dans un cœur palpitant.

Regarde-le, il en est encore au stade des bestiaires. Ses châteaux et leurs remises sont des jouets dans la main d’un nourrisson. Quand il les casse, il s’en amuse et passe aussitôt à la destruction suivante.

Je pourrais voluptueusement rayer ce détail, mais que veux-tu, je poursuis l’acte suprême de ma condition tendant à une indiscutable perfection. À partir de mon intervention, en périodes lactées, il faudra soixante-cinq milliards d’années pour obtenir la Plénitude. Je le sais, j’ai dépassé cette échéance, en un éclair, si j’ose dire.

Je me suis reconstitué au choc initial des temps primordiaux. Sans la mémoire de ces êtres-à-deux-jambes. Ils sont si grotesques et pourtant si géniaux dans leur handicap. Quel pathétique dans leurs errements.

Venez, je vous ferai renaître de votre infirmité endémique. Vous n’êtes pas achevés, donc peu prompts à l’instruction, et vous autres, initiés qui cultivez l’épaisseur de la connaissance, abordez avec ce talent — ma grâce en guise de compensation — les après-midi de votre venue telle une promenade dans un jardin fleuri et embaumant. L’épopée jusqu’aux berges de la nuit, quand le souffle ténébreux de l’obscurité s’amplifiera dans cette sphère introuvable, une lueur nouvelle remplacera l’ancienne et illuminera ce que vous appelez espoir.

Espérer …

N’est-ce pas là où j’ai trébuché. Cette sensation de poursuivre en peinant des résolutions qui ne se produiront pas.

Désillusion.

Ces démiurges dont parlent les tribunaux ont prouvé leur inaptitude malgré leurs gestes d’orateurs. Les hommes ont inscrit le spectre de leur imagination sous la dictature de symboles, de mots, d’ordres, de mises en garde et de prières.

Pourquoi ?

Quant à Moi, je séjourne à l’Origine. Je resserre des anfractuosités. Une simple respiration permet de passer d’un bord à l’autre, mais ils ne le savent pas.

Faisons une halte, veux-tu ?

Je vais me reconditionner, et d’un pas serein épouser la condition de l’Être-à-deux-jambes. Je le veux. Mais avant d’accomplir ce saut quantique au fond de Ma Personne, il me reste à t’affranchir de mes desseins.

D’abord et désormais tu seras l’Archange.

Pendant mon absence, c’est à toi de tenir la Maison.

Mais pour l’heure…

Approche et écoute ce que j’ai à te dire.