L’UNIQUE

Dieu a quitté, je reste seul. La nature s’est tue. Le matin se confond avec le soir. Il n’y a plus de lumière, ni son. Les êtres vivants ont disparu. C’est le néant total. Je perds conscience. Je me meurs doucement, dans l’absolu. Les routes infinies du vide et du dépeuplement submergent les sentiers par lesquels je rayonne encore d’une aura continue et perpétuelle. Invisibles et inexistantes, les mémoires de mes actions passées se fondent dans l’éternité du début, et se perdent toutes ensemble. Un nouvel univers, vierge, devient le non-devenir dans un présent sans réalité.

Pourtant…

La compréhension s’impose. La raison s’agite, comme une naissance, c’est un édifice nouveau qui vient de se poser.

C’est moi, au milieu du silence, car rien n’existe et il n’y a pas le moindre frottement.

Ni contact.

Il était un système, auparavant.

Lui l’avait conçu, élaboré.

Son chaos accoucha de l’harmonie.

Je me souviens de ce spectacle.

Dès les premiers instants, à la lueur de la création, j’assistais, neuf, à la grande réalisation ― l’unique ―, et j’attendais, dans la sérénité, que tout fût installé et achevé, avec le regard du gardien attentif et émerveillé, aimant déjà le futur qu’Il esquissait, sans que j’eusse à intervenir, dans l’instant, alors que maintenant, sans base ni matière, nul ébranlement ne peut me faire réagir, et l’obéissance, dont j’étais autrefois capable, a perdu son droit le plus cher.

Ce qui semble rester de moi, car j’en doute, est pourtant bien ancré, quelque part, insaisissable.

La main est désormais inutile, et l’impalpable préhension s’effectue dans un noir ennui d’où rien ne sort.

Écueil immortel, je flotte, je me suis échoué dans l’immensité négative.

Et dire…

… dire qu’avant…

Ce que je suis aurait-il subitement la puissance d’un sentiment passé ?

La mélancolie m’épargnerait-elle de l’absence totale ?

Je ne sombre pas.

Je résiste en construisant une musique intérieure, rassurante, afin d’empêcher le sommeil, latent, qui me guette, tout proche.

Mon jugement se dresse, j’attends de lui un ordre, un objectif, n’importe quoi qui puisse bâtir un commencement, encore une fois, ne serait-ce qu’une réflexion.

Le libre esclavage et la maîtrise sont face à face, délaissant le devoir pour l’ordonnance, seul salut imaginable.

Suis-je ainsi l’unité ou bien ai-je été dupé ? Quelles valeurs ?  Que croire ? Un déploiement ? Le mien ?

Ma gloire s’est abandonnée, comme une épave, et la misère de la solitude pèse sans inspirer.

Suis-je tout à la fois confins et noyau dans ces au-delà des limites ?

Les sens, qui avaient pénétré les firmaments, frémissent d’ores et déjà dans l’inutilité d’une inappréciable condition.

Qui et quoi s’opposeraient-ils à mon monologue ? Quelles réponses catalysent mes certitudes ? Mes questions convolent entre elles et je ne peux divaguer sans crainte.

Non !

Les obstacles se sont levés, la matière a chu, je pénètre toutes parts, je suis entièrement ce que je perçois et peux concevoir.

Rien n’est plus à craindre.

Être suffit en soi.

Présence infinie.

Contemplation…

Je suis arrivé, je n’attendais pas, je n’étais pas en phase avec une pause improbable ou latente, j’avais trop patienté, en vain, mais la fin survint, comme une vérité, la seule possible, apparaissant de son visage certain, si vraie qu’elle contenait l’ensemble et l’élément, tous les cas de figures, les horizons et le minuscule.

La force m’atteignit de plein fouet et je la reçus, heureux, et me suis empli d’elle. Vouloir n’était qu’une nécessité dont les signifiances s’estompent.

Ainsi, je m’en rappelle, l’eau s’évaporait ou passait au filtre d’un sol en formation.

Et puis qu’ai-je ? Un trop pauvre sentiment ? Puis-je mériter telle situation ? Le silence s’adresse à moi et m’appelle. Qu’ai-je à craindre ? Qui me retiendrait ?

Je suis en paix.

Les combats sont révolus.

La passion fait place à la sagesse et l’invite, humble hôte, à siéger avec elle et en osmose afin d’assister à la matière naissante.

Il est calme, l’univers, réduit à l’éveil de sa finalité prometteuse. Le repos est enfin possible, s’appuyant sur une vigilance sûre d’elle au nom sublime de : Plénitude du Soi.

J’apprécie.

Une lutte ? Mais la victoire m’a saisi, comme un acte, une délivrance, alors que j’étais déjà libre.

Une dimension commence à durer, élargissant exponentiellement la distance entre des étapes qui se succèdent à une vitesse vertigineuse. Maître des autres lumières, soudain remis du départ, je sens et ressens un sentiment de moi-même.

J’existe.

Le temps est comme une respiration, un flux va et vient dans ce que je suis. Il parcourt des limites que je ne comprends pas, mais elles sont désormais devenues sensibles et prouvent ma résistance.

L’existence ne se figure plus, pas même en image, et les yeux, s’ils en sont, n’ont rien à voir tant d’autres sens s’éveillent, alertant ce que je parviens à établir.

Oui ! Le « Je ».

À l’infini, dans une seule et même matrice formant le lieu de l’unité, reviennent des tracés lumineux qui se frayent des lignes et défient les lois.

Lumière, image, vie.

Le tout est compact, ressemble à une abstraction.

Partout, je suis, c’est, l’ensemble, nous respirons le même concept qui régit nos présences dissemblables et nous cherchons, tacites, des liens détachés de désunions afin de nous offrir.

Je veux Me donner.

Tout à coup le temps me semble circonscrit et une urgence s’impose. L’univers attire des centres vers d’autres milieux et je suis mêlé à ce mouvement que je pousse, qui m’hypnotise tant les entités sont nombreuses pendant la grande période de leur défilement. Je me fraie un étroit passage à travers une masse parfois disséminée, et parmi d’autres, denses et dures, contenues et contenant l’enveloppe sans limites aux multiples déplacements.

La traversée est longue, elle dure et se tait, immobile de tous ses mouvements du hors et du tout ; elle contient intrinsèquement tous les moi qui se reconnaissent au travers de l’immensité où la multitude est, certainement, vraie et variée.

Être n’a pas de sens, sa notion même représente un sentiment conceptualisé qui s’élabore à la mesure de sa longévité sans fin.

« Je » est l’instrument de ces moi qui m’entourent et répond à ceux qui m’affectent.

Le monde est nu.

Illustration : Clara par François PAGE

Le Tout rend ce qu’Il est. Une forme répond à ses mesures par sa malléabilité, et des lignes, qui convergent, l’épousent, subissant ou maîtrisant un devenir en formation.

L’écoute.

La survie et l’appréciation du moment qui se transforme poussent vers ce qui sera – étant déjà – l’accomplissement irréversible de son état changeant, sans que rien ne puisse troubler son allure.

Nous y sommes, le moi, Lui, et chacun se charge de la positivité qu’il rencontre et le touche. Il y a comme une alchimie du vide qui tend vers un possible, reliant son immesure en tous points, comme s’il n’y en avait qu’un, habité de tous.

Je sais, non plus comme une révélation mais comme une évidence, que les comparaisons submergent l’infini à tel point qu’elles ne font qu’une. Je la comprends puisqu’elle est moi, et tout converge en mes endroits pour me remplir.

Grandir, alors que la moindre mesure est incalculable ? La progression ne cesse d’aller vers un avant sans retour, en expansion continue, toujours repartant de la totalité en construction permanente.

L’ennui.

Une situation sans essence, inorganique.

Un élan inattentif à ce qui pourrait préfigurer la réalité de ses attentes.

Une imminence qui se charge d’une période qui fracturerait le début et la finalité d’une émergence, laquelle, enfin, par un échange double dans l’unité, serait capable de briser l’insupportable impossibilité de ne pas être.

Je m’emporte, secouant et troublant le carcan de ce que je m’évertue, sans d’ailleurs pouvoir faire autrement, à ordonner, assembler, diriger, et à fondre une matière dans laquelle je me perds à force de la maintenir. Je voudrais m’en dégager pour, non plus comprendre, mais découvrir et sortir des états premier et second.

Je n’en peux plus de supporter l’absence d’espaces et de solides, j’en ai un besoin irrationnel tant la composition de ce symptôme d’idée repose sur une obligation à imaginer que je ne contrôle pas, mais qui agit et traverse le dedans dur et brut de ma condition plénière et indivisible.

Ma nature insatisfaite se retourne contre elle-même pour s’interroger, en s’abîmant dans une quête de la fausseté, et l’évidence ajoute à la sérénité suprême, contemptrice du Grand Être.

Faut-il que je cesse de supposer la béatitude de l’édifice, né et mort, en moi, sans début et sans fin, incessamment composé et recomposé par la durée d’un temps sans arrêt, sorte de matière vivante sans but et sans objet, ou dois-je m’échapper de la constitution intacte de cet univers-élément que je persiste à enfermer dans la réflexion d’un moi-même qui ne peut se figurer ?

Son indépendance est sempiternellement reliée à un concept dont les fondements se tendent mais restent impuissants. Ils occupent la base fondamentale de ce qui, en moi toujours, interpelle, malgré l’inutilité de la part qui ne peut pas encore être, car l’espoir germe de cette claustration de ce vouloir extérieur… ou bien devrais-je exprimer d’autres souhaits ?

L’inexacte régularité des passages ondule en masse dans le partage des positions définissables par l’unité. Le possible d’un descriptif est-il de rigueur quand la question objecte l’affirmative ?

Un élan s’unit à moi et me porte, passif, vers ce qui suit, s’arrête, puis reprend à chaque formation de l’espace, qui ne cesse de naître, laissant dans la non-continuité ce que je croyais être et qui disparaît pour ce devenir comprenant tout et faisant de moi un éternel esclave.

C’est assez, l’infinie solitude pèse de ses axiomes. Un désir monte en moi, celui de rire ou d’aimer, mais le néant me condamne à ne pas être ni mesurer mon pouvoir, à ne pas douter ni tenter.

Comment me dégager de cet étau ?

Car enfin, je conçois l’échange et la répartition. Il suffit que je scinde l’élément et sa gangue, le vide et le compact, que je libère le mouvement dans chacune des parties que je créerai, dissolu dans la composition d’un seul face au tout, me divisant pour éprouver l’autre que je laisserai évoluer, créer, imaginer, souffler, et vivre dans son enveloppe.

Métamorphose.

Constitution d’un tout palpable et entier, muni d’autant de différences que l’innombrable peut en contenir.

Des formes et des espèces, genres et attributs, couleurs et réminiscences sombres d’un temps révolu, d’un état accompli au bord de l’accouchement, du précipice de la substance inaccomplie.

Le rôle de Dieu est à maintenir, Celui auquel je pense n’est-Il pas dorénavant ce que je suis, la désormais unique entité possible ?

C’est l’héritage.

Le devoir m’incombe de partager mon énergie pour qu’elle se réalise hors de moi.

Je vais créer, d’abord et avant tout, le sentiment, et je l’appellerai « âme ».

Son abîme préexiste, fertile à des débordements, à des épanchements, à des oppositions qui conféreront à sa nature une gamme abstraite de possibles sur un visible à constituer et qui la reflètera.

Je n’en peux plus, le fond de mon être s’agite et va opérer. L’acte est imminent, déjà tout remue dans la différence sous l’impulsion de mon raisonnement devenu sensible. La douleur de l’effort commence à me contraindre, alors qu’il y a un instant encore se déployait l’immensité tranquille de ma pensée aboutie.

La suprématie réagit à l’affect de mes orientations. Déjà, j’ai choisi un repère vers lequel je tente de me contenir et de ramener en lui toute l’énergie que je contiens et rassemble.

Le néant se compresse, attiré vers l’aimant d’une réponse à sa non-existence. Je le décompose en le meurtrissant, serré dans les voies du formel et je le rends concret et solide, capable d’être masse et matière.

J’en use, l’aspire et le réduis au commencement.

Je souffre car je diminue, je laisse au loin, m’en dégageant, des parcelles inoccupées, abandonnées sous l’action du regroupement.

Le néant quitte le néant, laissant plus vide encore ce qui  le retenait et, dégagé de lui-même, il emplit ce qui se transforme en espace et se conjugue avec mes intentions.

Le changement s’effectue dans l’accélération des questions qui se dressent et que mes directions maîtrisent. C’est de ma propre propension à l’éclatement que je ramène le tout, constitué de ma seule unité, à la première mesure afin de répondre au lointain qui s’éloigne, inventant ainsi un univers en phase de réduction.

Car j’ai cessé d’être omniscient. C’est ici que se concentre ma réalité pensante, solidifiant les énergies qui se rencontrent, se mêlent et se regroupent, durcissant le spirituel dans l’incarnation du noyau primordial.

Mais suis-je bien maître de moi-même ?

Mon entreprise n’irait-elle pas à l’encontre d’un état qui, si je le dépasse, risque de ne jamais se reproduire et soit irréversible ?

Je stoppe et m’arrête, rien de plus simple, tout m’obéit. Il suffirait que je décide le retour et il se mettrait en marche aussi sûrement et silencieusement que l’aller vers l’avant. Mais, indifféremment, pétrifier le temps du devenir n’est pas de taille face à l’étendue qui s’accélère et se met à vivre indépendamment de mon désir.

Parce que je l’ai voulu.

Je m’offre la chronologie, une dernière fois, avant de franchir l’irraisonnable et laisser cours à ce qui va devenir, aussi, de la même façon que je suis animé.

Le flux reprend, continu et pressé d’impatience. Il déborde une immense rébellion que je laisse se répandre, s’infiltrant de son cœur créé vers la préparation du rejet.

L’éclatement est fin prêt.

Pressuriser l’univers jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de rapport entre ce qu’il était et les indéfinissables frontières qui s’apprêtent à recevoir le formidable élan qui le poussera toujours plus loin.

À mesure que l’atome se concentre, la fission est de plus en plus inévitable et une conscience nouvelle augmente ma nature transfigurée.

L’imminence est passée, l’attente s’est résolue à l’action, l’ennui à l’effervescence, l’insondable prend corps.

Je meurs.

Non, pas encore.

Je retourne aux temps primordiaux.

Il est nécessaire qu’une seule fois survienne.

Je revis la création par mon seul fait, et, sans autre apparence que la certitude, je m’arrache de la béatitude pour laisser hors de moi la magnificence d’une autorité que je cesse de gouverner.

Que la nature suive son cours, je n’interviendrai que si bon me semble.

Allez ! Je le veux.

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A propos de l’Unique

Un retour intéressant lors d’un salon, une jeune lectrice en lettres modernes m’interroge sur les différents styles d’écriture que j’emploie dans mes récits. C’est le genre d’événement auquel un auteur est ravi de répondre. Toucher à l’art, à la technique, voilà qui élève aussi le débat.

J’ai toujours eu envie d’écrire sur le comment de l’écriture, rendre visible les coulisses de l’esprit, invoquer les humeurs, les faits et leurs conséquences. Dans le fond, il n’y a pas un texte qui ne reflète la conscience, qu’elle lui soit révélée ou non, de son auteur.

Pour illustrer cette idée, j’ai justement à l’esprit un roman : L’ARCHANGE, dont l’histoire pourrait se résumer à ceci :

Dieu s’est perdu sur terre

Un ange part à sa recherche

Invoquer le divin nécessite en principe une liturgie particulière, la messe, la prière, l’incantation, autant de niveaux, là aussi, d’oralités, donc de langages et par extension d’écritures. Ensuite, il suffit de convoquer la dramatique de la fiction et tous les schémas éclatent, les savoirs disparaissent, les certitudes s’effondrent comme les croyances peuvent s’affermir.

Entrons dans la création, l’infini est partout, aussi ai-je commencé ce roman par un prologue intitulé :

L’UNIQUE

Au moment de sa rédaction, je n’avais aucune idée du devenir des lignes qui défilaient sous mes yeux. Elle n’avait pas vocation à s’étaler vers une forme littéraire particulière, ce n’était donc qu’un écrit « informe ». Un titre, d’ailleurs, eût été vain et illusoire, il n’était pas non plus question d’écrire pour être lu ― cette condition ne m’est apparue comme possible que bien plus tard. Ni mission, ni volonté éditoriale, ni opportunisme littéraire, mais plutôt un besoin, une nécessité.

Je m’explique.

Oublions le titre et il ne reste plus qu’un passage, une tentative d’évasion par l’écrit d’une situation oppressante.

Deux facteurs m’ont conduit vers ce récit, dont la voie, je ne m’y trompe plus, est bien la mienne, même si je suis convaincu qu’elle a parfois été tenue par une dimension qui m’échappe.

Une rencontre d’abord , un voyage qui m’avait emmené chez une femme qui venait de sortir d’un long séjour en prison. C’est comme ça, elle avait fait une connerie, une grosse, la société lui a fait payer cher et elle a « raqué ». Un écrivain chez elle, ça l’épatait, pourtant il n’y a pas matière, ça n’a rien d’héroïque d’écrire, mais j’ai vite compris pourquoi.

Joy, c’était son nom de scène, avait rempli plusieurs cahiers d’écoliers durant son incarcération, notant au fil des jours ses souffrances. Et voilà qu’elle insiste pour que je les emporte avec moi et les réécrive. Elle les considérait comme des brouillons, et peut-être manquait-elle de confiance, ou bien voulait-elle être lue, ou traduite, je ne saurai jamais au juste. J’accepte, je repars avec, retraverse la mer et rentre dans mon minuscule meublé chargé d’une nouvelle perspective silencieuse et solitaire.

J’aurais dû refuser, c’est aujourd’hui assez clair, mais l’expérience m’aura fait franchir un cap important dans mon parcours d’écrivain, elle m’a obligé à m’atteler à la vie d’une autre, à pénétrer ses doutes et ses espoirs, à penser comme elle, à ressentir ses forces et ses faiblesses, à être elle, enfin, et j’ai aussi souffert de ces abymes impensables dans lesquels la condition humaine peut être amenée à survivre et à résister.

Ma réécriture ne fut que superficielle. Les cris et les pleurs, les colères et les hurlements de tendresse frustrés se justifiaient dans une intégrité qui n’avait pas à être manipulée. Un accord, une faute parfois, un contresens, de menus détails, un ordonnancement dans les idées, j’opérais tel un chirurgien du cerveau et du cœur, et surtout sans trembler.

Ensuite, le travail que j’occupais. Celui-ci me retenait quotidiennement entre douze et quatorze heures du lundi au samedi, n’en déplaise aux militants des trente-deux heures, dans un bruit assourdissant et dans la fumée. Je retrouvais ma chambrette peu avant le grand éveil de la cité et le vomissement de ses autobus. La fatigue m’aurait cloué au lit s’il n’y avait eu cette force qui m’intimait de finir cette relecture.

Et puis c’est arrivé, je terminais, tout fut réécrit. J’ai ces pages devant moi, je les ai retrouvées dans mon tiroir aux manuscrits. Elles me surprennent et me ramènent déjà dans un passé lointain. J’étais dans une vérité parallèle, à l’étranger, dans un confort très relatif, un fauteuil bas et une tablette pour tout meuble, avec un bloc de papier à petits carreaux, un crayon de bois et une gomme en guise de matériel, et ce qui reste de cet « Enfer d’une vie » tient à cette écriture qui s’efface avec le temps et que je relis par endroits avec une loupe.

J’ai découvert, à mes dépens, que la misère pouvait « s’illustrer » en chacun de nous. Dans la solitude, dans la pauvreté, dans l’injustice, au travail, dans les relations avec les autres, sans les autres, dans la maladie, dans le dénuement, l’errance, dans l’enfermement, la perte d’un enfant et, ça me paraît évident, dans la guerre et la famine, ces apocalypses contre lesquelles nous devrions toujours être mobilisés.

Alors, revenant comme chaque potron-minet aux pieds de ce labeur titanesque, arrachant au monde des songes ces derniers instants de réalité, aussi odieux fussent-ils, au terme de cet épisode empreint de tragédie carcérale, j’ai posé mon crayon, une seconde, une minute, un instant.

Ce n’était pas le moment de sombrer, même pour dormir. Il fallait donner un coup au destin, frapper dans un reste de pure volonté, comme sur l’ultime ligne droite du marathonien, quand il n’en peut plus, que l’arrivée, pourtant à quelques mètres, lui semble à une éternité, infranchissable à jamais, inatteignable, mais qu’il parvient à dépasser. Alors je relevai mon crayon et, dans ce qui me restait de puissance, j’inscrivis :

Dieu a quitté, je reste seul.

Illustration : François PAGE

L’Archange

À la fin des années 80, un soir, j’étais au volant de ma R16 revenant de Dieu sait où lorsque, aussi incroyable que cela puisse paraître, je croise Bruno Ganz qui marchait seul sur le trottoir.

Sans l’avoir jamais rencontré auparavant, j’avais aussitôt reconnu la silhouette de l’acteur suisse dont j’avais admiré le jeu dans le film Les ailes du désir de Wim Wenders.

Je ralentis, baisse ma vitre et le hèle ― comme si nous étions de vieux amis ―, en l’appelant du nom de l’ange. Surpris, il fit un pas de côté avant de me renvoyer un signe de reconnaissance lointaine et, nos chemins divergeant, chacun continua sa route.

De cet instant pour le moins exceptionnel, j’ai imaginé par la suite la rencontre entre un ange et un homme qui était peut-être Dieu.

J’ai commencé ce roman en 1996 en souvenir de ce signe qui me parvient toujours.

Tours, le 4 mai 2016

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