4 septembre 2025
Poètes de l’espoir du doute et du réel
Rencontre avec la poésie palestinienne
Pas de drapeau ni de keffieh, ou si peu, pas d’agitation intempestive, pas de slogan vindicatif… Invitée au 42° Marché de la Poésie à Paris, la délégation poétique palestinienne est à l’honneur avec la force et la sobriété que l’on attend d’un évènement littéraire majeur.
Et ce dimanche 22 juin 2025, c’est au poète palestinien Marwan Makhoul de jouer la note finale à un marathon poétique qui a commencé cinq jours auparavant sous le chapiteau de la place Saint-Sulpice.
Méditerranéen, Marwan Makhoul a le cheveu noir, la moustache noire et porte des vêtements noirs. Après son traducteur, qui vient de lire en français, le poète va lire en arabe.
Il s’approche du devant de la scène, dépose son texte sur un pupitre, attrape le micro, en triture le manche, reprend le pupitre, l’ajuste, met ses mains dans ses poches, se raidit, hausse les épaules, annonce le poème dans sa langue et commence.
Nous connaissons l’histoire, Chakib Ararou vient de nous la conter. Avant de prendre l’avion, Marwal Makhoul est l’objet d’un contrôle par la police à l’aéroport Ben Gourion.
Entre poésie et théâtre, après un début des plus nonchalants, le rythme s’impose bientôt dans ce moment de lecture où la langue et le talent se conjuguent pour nous offrir une remarquable prestation.
Le poète incarne son texte. S’il tourne machinalement les pages de son support papier, il les regarde à peine. Il les connaît par cœur. L’effet est décontracté, vivant, et heureusement l’humour l’emporte sur la réalité du contrôle, aussi injuste qu’humiliant pour un Palestinien.
La fin est une longue déclamation qu’il ponctue d’une suite martelée d’expressions insolentes, que méritent ses inquisiteurs douaniers. À la chute, l’auteur remercie et s’incline, le public applaudit d’un même élan.
Aussitôt, Najwan Darwish, Nada Yafi, Hend Jouda, Philippe Tancelin, Nida Younes, Abdellatif Laâbi, Chakib Ararou, Anas Alaili, Samer Abu Hawwash, Mohammed El-Amraoui, Youssef Alqedra, Raed Wahesh, Doha al-Kahlout, Maya Abu al-Hayyat, Tarik Hamdan, poétesses et poètes, traductrices et traducteurs, toutes et tous rejoignent Marwal Makhoul sur le devant de la scène et saluent le public.
Pendant cette dernière heure de lecture, nous avons eu droit à une apothéose poétique. L’ovation est méritée, nous sommes deux ou trois cents personnes sous ce mince chapiteau à applaudir.
M. Abdellatif Laâbi, le grand poète et écrivain marocain, est à son tour chaleureusement ovationné par ce public venu nombreux, mais aussi par ces auteurs qui connaissent son engagement. Sans lui, leur venue à Paris n’eût été qu’un rêve. C’est un moment très émouvant où le respect des plus jeunes à l’égard de leur aîné nous est transmis sous nos yeux spectateurs.
*
Contrairement à l’adage, les absents n’ont pas toujours tort. Hier, M. Laâbi avait rendu hommage à Asmaa Azayzeh et Ghassan Zaqtan, qui devaient se rendre à ces rencontres parisiennes mais en ont été empêchés par les autorités israéliennes. Il avait aussi choisi de nous lire, non sans émotion, une lettre écrite de sa main à l’attention du poète et blogueur saoudien Raif Badawi, arrêté en 2012 et condamné à dix ans de prison et mille coups de fouet par les autorités de son pays, pour avoir osé écrire ce qu’il pensait de la religion et de la politique en Arabie saoudite[1].
Il s’agissait d’une lettre fraternelle et solidaire d’un écrivain qui fut de 1972 à 1980 emprisonné au Maroc, alors dirigé par Hassan II, durant cette sombre période que l’histoire a retenue comme « Les années de plomb ».
*
Les chaises commencent à se vider, des groupes se forment et se déforment autour des participants, des séances de dédicaces se préparent.
Bouleversé, camarades poètes, par vos paroles de paix ou de colère, par l’élévation de votre pensée et l’engagement de votre poésie, je sors tempérer mes émotions.
Dans le quartier Saint-Sulpice, j’observe les passants, les passantes surtout, leurs robes légères, les fières poitrines entre des épaules gracieuses et dénudées. Elles vont viennent le portable à la main. Une manie, une addiction. Quels secrets s’échangent-elles à distance ? Avec qui ?
Et ces Parisiens affairés allant d’un pas vif, ils slaloment entre des touristes bariolés de tenues estivales.
Aux terrasses des cafés, les clients sont rangés comme dans une salle de spectacle. Leurs regards suivent les promeneurs. Quelqu’un pourrait-il répondre aux questions de Hend Jouda ?
Savez-vous ce que signifie être poète en temps de guerre ?
Que faire du pardon ? À qui l’adresser ? À la vie sur terre ?
À mon tour de poser une question. Y a-t-il une culpabilité digne d’être vécue ?
« Mères affligées, répondez ! » clamera un poète.
Car les mères sont intimement présentes dans la poésie palestinienne. Elles vaquent souvent au foyer familial, attendent leurs enfants qui rentrent de l’école. Elles écoutent le ciel, reconnaissent la dangerosité des objets qui le parcourent à leur bruit. Elles pleurent du départ d’un enfant, portent le chagrin ou, comme chez Maya Abu al-Hayyat, une robe de patience.
Avec Refaat Alareer, les mères sont le récit ancestral, elles sont l’âme et le pilier du foyer, la faiseuse de fils et de filles.
Mahmoud Darwich convoque le drame de celle qui donne la vie dans un siècle infini : « C’est ma terre, c’est ma mère et elle souffre » ; et la terre « c’est le pays qui semble un rêve ».
Terre, mère, éternel va-et-vient, poumon et sein.
Ainsi le drame palestinien s’incarne dans les vers d’Ashraf Fayad : « Être palestinien ; être sans pays ; tout perdre ; s’habituer à la mort ; être emprisonné, pourchassé et marginalisé ; le monde entier est ton pays… »
Et rester vivant, et en supporter la culpabilité, en quelques mots de Hend Jouda pour en saisir l’urgence : « Poètes en temps de guerre / C’est demander pardon… »
*
À la buvette, près de la fontaine où les passants font la queue avec leurs gourdes, comme des bédouins à la source d’une oasis. Sur une table des portables, des cendriers, des tasses de café, des sodas, de la bière en bouteille, et autour les artistes de la langue, un cliché impressionniste, ça me saute aux yeux dans l’ensoleillement des couleurs. Je tends son recueil de poésie « De la rivière à la mer » à Samer Abu Hawwash pour qu’il y joigne une dédicace.
Maya Abu al-Hayyat échange avec moi une plaisanterie en anglais. On trinque à la vie. Moi, je ne fais que passer parmi leur tablée. Une distance polie s’impose. Le livre en main, je salue mes lointain.es frères et sœurs d’écriture et les laisse en paix avec leurs retrouvailles.
Tout à l’heure, hier, avant, je ne sais plus, dans la foule et le non-temps, j’ai eu la chance d’échanger quelques mots dans les coulisses des traducteurs. Après ses différentes lectures, je croyais que Nada Yafi était aussi comédienne. « Non, ou alors il y a longtemps, me dit-elle. La poésie doit être pleinement ressentie pour qu’un sentiment de justesse s’en dégage. La traduction fait office de transmetteur, elle doit être inspirante et capable de dégager l’âme et l’esprit du texte. »
Nada est également auteure. Elle a publié un recueil de textes chez Libertalia : « Que ma mort apporte l’espoir », dont le titre rappelle le poème de Refaat Alareer, que j’ai pour ma part traduit par « Si je meurs » après l’annonce de sa mort, survenue en décembre 2023.
Chakib Ararou, qui a traduit Asmaa Azaizeh, travaille dans le même esprit que Nada Yafi. « Tout l’art de la traduction est de faire émerger la poésie du texte original. C’est la métamorphose d’une langue en une autre ».
Au contraire Mohammed El Amraoui, qui a traduit Nida Younes, se méfie des interprétations, qui peuvent mener aux plus grandes confusions. Également auteur, son livre « Migration » est une invitation poétique et anecdotique au déracinement : « Un départ qui n’en finit pas » écrit-il, où le mot, la phrase, la syllabe, la lettre et la « genèse du sens » sont des personnages à part entière de ce récit empreint de la réalité du voyage migratoire.
*
Chargé de nouveaux souvenirs, je vais bientôt quitter ces lieux. Dans ce salon tout en allées, j’aperçois Mme l’ambassadrice de Palestine, qui assistait à la lecture. Ces évènements chaleureux ont l’avantage de mêler des personnes d’horizons lointains. J’engage la conversation. Je questionne, devrais-je dire. Je n’aime pas le mot blog, mais c’est un sésame que j’utilise parfois. J’ignorais qu’il existait une ambassade de Palestine en France. La réponse est déterminée. « Si, bien sûr, l’État de Palestine existe. Il est d’ailleurs reconnu par divers pays et organismes internationaux, comme l’ONU. Sauf que nous sommes sous occupation ». C’est dit avec une insistance dans le regard qui me cloue un instant. J’en prends bonne note.
Une question d’actualité : si ce n’est pas inconvenant, que pensez-vous de l’action de Rima Hassan et de sa tentative de forcer le blocus de Gaza à bord de la flottille, je demande. « En tant qu’ambassadrice, ce n’est pas à moi de me prononcer sur l’intervention de Mme Rima Hassan dans le jeu politique, sauf à reconnaître que cette action ne manque pas de bravoure ».
Avant que nos chemins se décroisent, je demande encore, quel est votre sentiment, Madame, sur ces instants poétiques ? « Vous savez, me dit-elle, ces auteur.es viennent de Gaza, de Jérusalem-Est, de Cisjordanie, de tant d’autres pays… Nous retrouver tous ensemble au même endroit nous offre des instants chargés d’émotion, c’est une preuve indéfectible de notre solidarité. »
*
Revenons trois ans en arrière, en 2022. Suite à la sortie d’une Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui par Abdellatif Laâbi, les organisateurs du Marché de la Poésie lui proposent de mettre à l’honneur la Palestine en 2025, à l’occasion de sa 42° édition.
Suite aux événements du 7 octobre 2023, rétropédalage, les organisateurs préviennent M. Laâbi que le projet est reporté. Indignés, de nombreux auteurs signent un manifeste pour que l’invitation soit honorée et la presse s’en fait largement l’écho. Finalement, grâce à la fermeté d’Abdellatif Laâbi, l’évènement aura bien lieu au mois de juin 2025.
Avant cette date, je parviens à joindre au téléphone Vincent Gimeno-Pons, délégué général de l’événement, pour en savoir un peu plus sur cette 42° édition prochaine du Marché de la Poésie. Il m’invite à prendre contact avec Abdellatif Laâbi, ce que je fais.
§ § §
POLÉMIQUE
Comment passer sous silence la polémique qui survint en 2024 autour de « la Palestine désinvitée », comme l’a souligné le magazine littéraire ActuaLitté ?
Le vendredi 20 juin, pendant l’une des rencontres informelles avec les poètes de la scène palestinienne, Najwan Darwish s’exprimait ainsi :
« À cause du protocole de la programmation, ce que j’ai à dire peut être diplomatique ou non. Donc je ne serai pas diplomate. C’est dommage qu’il ait fallu une mobilisation et des pétitions d’auteur.es pour que nous (les poètes palestiniens) soyions là aujourd’hui. »
Pendant le salon, j’ai échangé quelques mots au sujet de cette polémique avec M. Gimeno-Pons.
« Najwan Darwish a tout à fait le droit d’exprimer son ressenti, c’est légitime », me dit-il avec une tranquillité non feinte avant d’évoquer une période qui semble néanmoins l’avoir marqué.
Sans trahir le propos du Délégué général du Marché de la Poésie, qui m’a transmis ses impressions, je peux néanmoins souligner son indignation devant la manière dont certains se sont emparés de la polémique. Les organisateurs pouvaient en effet craindre que la politique ne se mêlât à l’évènement. Toujours est-il, en vue d’éventuelles complications, qu’un temps de réflexion s’imposait.
Nous l’avons vu, dès le 7 octobre 2023 les tensions se sont déchaînées dans les médias et sur les réseaux sociaux. Tout à coup, une vague collaborative de soutiens à l’oppresseur historique de la Palestine, c’est à dire Israël, s’est emparée du sujet et a fermement condamné l’action du Hamas, qui venait de franchir le mur derrière lequel un état en parquait un autre et toute sa population avec lui.
L’histoire éclairera peut-être plus tard ce qu’il s’est réellement passé ce jour-là. Incontestablement, deux forces politiques ennemies disposant de moyens militaires se sont affrontées. Vu de l’étranger, le déroulement des opérations en cours, soit le franchissement du mur par les troupes du Hamas puis leur attaque de positions militaires israéliennes, nous a semblé être suivi d’un déferlement chaotique de raids hélicoptères de l’armée israélienne, dont des témoins sur place, Israéliens et Israéliennes, ont commencé à dénoncer des tirs irréfléchis à leur encontre. Ceux-ci auraient même tué leurs propres compatriotes, notamment des jeunes gens qui participaient à une rave party, alors que par ailleurs les combattants du Hamas assassinaient à tour de bras et enlevaient des civils pour en faire des otages.
C’est une perception très possible des évènements, en aveugle, à chaud en des instants de drames intenses où le jour et la nuit se confondent. Faut-il chercher à replacer ces évènements dans la continuité de 1948 ? Certainement. À l’origine de cette situation, ils ne peuvent être écartés. Reconnaissons que l’État d’Israël s’est constitué agressivement au détriment des Palestiniens. Dire que le Hamas — quoi qu’il ait fait — est un état terroriste procède d’une vision fasciste alimentée depuis une position d’occupation. Dans un contexte que beaucoup jugent aujourd’hui comme génocidaire, les premiers jours de ce nouvel épisode conflictuel entre les deux états auguraient d’une volonté d’extermination de la population palestinienne.
Cet évènement du 7 octobre fut si rapidement exécuté que sa préméditation n’a pu que demander une longue préparation. Comment dans ces conditions le renseignement israélien s’est-il laissé surprendre ? Divers médias ont débattu de façon très vive différentes allégations, toutes aussi brûlantes les unes que les autres. Pour autant, dans un flou persistant durant les heures qui suivirent, la dynamique de la guerre a augmenté de manière significative.
Aussitôt, et on se souviendra longtemps de ces images, le gouvernement de Netanyahu enverra des chars, des hélicoptères et des avions « nettoyer » le terrain. Cette nouvelle utilisation de la force par Israël fut sans commune mesure avec l’ampleur quasi artisanale de l’attaque du Hamas, dont certains combattants avaient franchi le mur en deltaplane.
Ne voulant pas être en reste, la presse française, à de très rares exceptions, encouragée par les premières réactions de l’Élysée, a appuyé le narratif israélien. Très vite, les notions de terrorisme et d’antisémitisme se sont ragaillardies et toute une frange de la société, s’indignant des bombardements excessifs sur Gaza qui tuaient indifféremment hommes, femmes, enfants et nourrissons, s’est vue stigmatisée par une campagne médiatique sur-enflammée sans précédent.
Tout à coup, la société française se scindait en deux. Les spectres du passé remontaient à la surface des évènements. Les pires, il s’entend, celui des camps de la mort qui venaient au secours d’une victimisation qui soudain perdait pied aux yeux de l’opinion mondiale. Depuis la naissance du sionisme, combien d’évènements houleux nous avaient déjà meurtris, moralement, physiquement. Loin de la Palestine, l’histoire du peuple juif et celle du peuple palestinien pénétraient de nouveau et sans prévenir dans nos foyers avec une grande brutalité. Que nous le voulions ou non, ces évènements nous concernent parce que nous partageons une histoire universelle commune. La neutralité est une forme de déni inacceptable.
Les réseaux sociaux aidant, les images de cette nouvelle catastrophe pour le peuple palestinien ont heurté, heurtent et heurteront toujours nos consciences contemporaines.
Je pense qu’il fallait remettre ce contexte en lumière pour comprendre la décision des organisateurs du Marché de la Poésie, qui ont pu hésiter devant l’ampleur de cette catastrophe et de ces réactions à travers le champ social et politique, en France comme à l’étranger. Évidemment, le monde de la culture ne se satisfera jamais de ce type d’hésitation. L’appel solidaire des auteur.es, des libraires et des éditeurs en faveur de la scène poétique palestinienne l’a prouvé en clamant haut et fort : « Marché de la Poésie, soyez forts, soyez dignes ! »
Dès qu’il avait été informé de ce report, M. Abdelatif Laâbi, sollicité en 2022 par les responsables du Marché de la Poésie pour coordonner l’accueil de poétesses et poètes palestiniens en 2025, avait fait part de sa stupeur.
Un homme dont l’œuvre et la vie ont toujours été liées à la poésie ne pouvait que réagir. Au pays des Droits de l’Homme, un poète marocain nous a rappelé à notre devoir d’humanité, ainsi s’exprime aussi la culture au sens noble du terme.
Grâce à lui et à une mobilisation particulièrement active, en cet été 2025 chaud et ensoleillé, les organisateurs ont pris leurs responsabilités et la scène poétique palestinienne est à Paris.
*
Au téléphone avec Abdellatif Laâbi. L’homme qui me répond est courtois, je lui propose mon aide, si toutefois une aide est nécessaire. Il fait preuve de curiosité et visite mon site d’écrivain.
Deux auteures, Nida Younes et Asmaa Azaizeh, doivent participer à l’événement. Traduites très récemment et respectivement par Mohammed El Amraoui et Chakib Ararou, leurs dernières poésies, non encore publiées, auraient besoin d’un support papier pour qu’elles puissent être lues dans de bonnes conditions.
Après réception des fichiers, j’ai fait quelques tirages A3 que j’ai ensuite pliés en deux. Une couverture pour chaque ouvrage, une broche, c’était l’enfance de l’art mais je m’arrête ici sur l’aspect formel de ce très modeste travail par rapport à la chaîne de talents qui avait conduit ces deux épreuves jusqu’à moi.
C’est ainsi que « Sur des bords tranchants « de Nida Younes et « Ne me croyez pas si je vous parle de la guerre » d’Asmaa Azaizeh ont pu faire une halte à Tours, avant de rejoindre leurs traducteurs pour passage de témoin.
§ § §
Parenthèse
Combien de peuples sont-ils en guerre sur ce minuscule morceau de terre flottant dans un univers aux dimensions si prodigieuses que nous en ignorons tout ? Dans ce schéma galactique, une petite bande de terre si minuscule au regard de la voie lactée joue malgré ses habitant.es le rôle de l’humanité menacée. Elle s’accapare le premier rôle dans le casting de ce film d’horreur où Israël tient celui du méchant.
Le drapeau blanc, noir, rouge et vert de la Palestine est devenu le symbole d’une humanité martyre. Plus l’injustice sévit sur son territoire, plus les revendications pour le droit à son autodétermination sont exigées dans le monde libre. Dans ces conditions impossibles, la poésie vit des temps difficiles mais les auteur.es, comme ici Asmaa Azaizeh, ne lâchent rien de leur verve.
Je pense à ma tête vide comme une grotte
Je pense à cette vie affreuse
Dont je dois me fourrer la tête pour obtenir un poème
En allant à la rencontre des poètes palestiniens, la poésie de l’humanité en souffrance nous tend la main et les bras. Le message le plus infime est en même temps le plus immense face à l’oppression.
La France est une terre d’exception et d’accueil. La liberté du corps comme celle de l’expression sont toujours gardiennes de nos destinées mais déjà des forces sont en place pour que ce modèle disparaisse.
Que ce soient les fondamentalismes religieux, les nationalismes, les résurgences du nazisme en Europe, tous les extrêmes se donnent actuellement rendez-vous pour un sabbat dont les bruits et la licence couvrent la corruption de nos médias et vampirisent la culture. Et tandis que le venin s’insinue chez les plus serviles ou les plus ignorants, des danses démoniaques transgressent en toute quiétude nos legs démocratiques.
Vous qui n’avez pas encore le goût du sang sous la langue et l’odeur de la mort au petit déjeuner, attendez, tout arrive. La paix n’est plus souhaitable, de bien meilleurs plans sont étudiés en haut lieu. L’amour est désuet et la famille une erreur. Que les femmes redeviennent des esclaves ! Cessez toute résistance ! La joie est une hérésie, les fêtes militantes sont une maladie qu’il faut traiter, policièrement.
Faut-il nous armer ? Contre qui ? Contre des milices autoproclamées comme en Kanaky ? Contre la guerre comme en Ukraine ? Voyez le patriotisme ramper vers la jeunesse sous le masque du civisme. Les Olympiades de Paris ont ranimé des flammes qu’on croyait éteintes. L’espoir renaît du côté du fascisme, les protecteurs de l’intérêt général misent déjà sur celui des actionnaires des usines d’armement.
De nouveaux temples s’immiscent dans les esprits. Leurs thuriféraires officient sous le voile des minarets, aux clochers de cathédrales possédées, aux pupitres des synagogues de Satan. Ils s’équipent de vidéosurveillance et de vigiles, décorent les livres pour enfants, s’insinuent dans les allées de nos écoles jusqu’aux bancs de nos universités. Et ces édifices du pouvoir temporel profitent des subventions publiques dans un état laïc, cet autre temple de la déconstruction des âmes célestes. À quel saint se fier ?
Au parlement des hommes et des femmes, la France se fourvoie en chimères. Il n’y a plus d’avancées mais des luttes stériles de bistro et de rues. Les héros de la ferme des animaux se vautrent au Sénat. À l’Élysée, un couple haï attend sans l’attendre la sentence du peuple. La bête en cravate fait des allers et retours à Tel Aviv. Le fléau occidental campe à l’Otan et à la Maison Blanche, qui n’a de blanche que sa peinture de façade. Sous son dôme, le sang des nations enviées et bombardées strie la bannière étoilée de sa démocratie invasive telle une tumeur.
La poésie est l’âme de toutes les voix qui s’élèvent pour un avenir meilleur ; Homère contre l’ignorance et pour la chute des Dieux ; Horace contre la cour et pour les douceurs champêtres ; Shi Nai-An prenant le rire à bout de bras contre la féodalité ; Christine de Pisan inventant la femme avant Hubertine Auclert ; Dante contre la corruption florentine et pour sa défunte Béatrice ; Ronsard pour la langue française et la jeunesse éternelle des muses ; Marie Stuart pour un hymne à la vie de la fenêtre de sa prison ; Rosa Luxembourg cueillant des graminées pour son herbier, et plus près de nous les poésies de Pablo Neruda, René Char, Federico Garcia Lorca, Pasolini, René Char ou Paul Celan… Ce sont aux poètes de nous alerter sur les serpents qui se glissent sous les marches de nos palais ou de nos institutions.
Et puisque la poésie palestinienne est à l’honneur, approchons et écoutons.
§ § §
Poétesses et poètes
La poésie a beaucoup perdu de son influence en France. Le métier de poète est presque devenu un anachronisme à l’heure de la distraction de masse et des écrans numériques. Elle subsiste cependant. Le Marché de la Poésie et ses nombreux éditeurs en sont la preuve flagrante.
La présence de la délégation palestinienne est une autre preuve de l’importance d’une expression irremplaçable, quels que soient les époques ou les régimes.
Etaient donc à Paris ce mois de juin 2025 pour la 42° édition du Marché de la Poésie les auteur.es dont j’ai réuni quelques éléments biographiques pour mieux les connaître. Ces données proviennent aussi bien du communiqué de la rencontre comme d’autres évènements poétiques et littéraires à travers le monde. Plus largement, ils sont issus des maisons d’édition, des médias, des réseaux sociaux et parfois même d’organisations publiques. Entre les différents extraits, les commentaires n’engagent que moi.
Samer Abu Hawwash est né au Liban en 1972 dans une famille de réfugiés palestiniens originaire d’Haïfa.
Dans l’atmosphère du Marché de la Poésie, alors que son peuple s’enlise sous les décombres d’une guerre abominable, le poète fait preuve d’une ferme patience alors que sa poésie est d’un feu autrement plus engagé. Jusqu’où peut aller la conscience ? C’est la question qui me vient à l’esprit quand j’écoute les interventions de Samer Abu Hawwash, dont les propos sont des plus cinglants.
Dans « De la rivière à la mer », Samer décrit l’insoutenable dans une poésie où se mêlent l’humain et la destruction :
Je voulais dire l’abandon, la duperie de l’appartenance et de cette langue dont la simple prononciation, le simple dessin, sont devenus une torture, langue équivoque, distante, lointaine, multiples taches sur la face d’un jour qui rechigne à se lever, ciel déchiré au-dessus de corps sans tête, sol déchiré sous des corps sans pieds.
Et je voulais dire…
*
Désormais peu nous importe d’être aimés
Nous sommes las des mots vides de sens
Des semblants de mains tendues
Des yeux qui voient et demeurent aveugles
Nous sommes las de nous-mêmes
*
Tarik Hamdan est né en 1983 à Amman en Jordanie dans une famille originaire de Jénine en Palestine, aujourd’hui la Cisjordanie. Il est aujourd’hui journaliste à Radio Monte-Carlo Doualiya, une station de radio publique française arabophone à destination de la France et du Proche et Moyen-Orient, du Golfe et du Maghreb.
Le poète, verbe haut et fort, claquant, frappant, voix claire, très claire, comme un message asséné, une parole à retenir, rapide, Tarik, le cheveu ras, la barbe rase, jean et tee-shirt sur lequel est sérigraphié « Fuck Trump ». Il lit à partir de son portable. Dans son poème « Consommation », le premier du recueil « Rire et gémissement » édité chez Plaine, le ton est donné dans une description critique et acerbe de l’Occident, spectateur de la guerre sous l’empire de la société capitaliste. La catastrophe vécue à Gaza est relayée par les médias qui la livrent à leurs intérêts commerciaux.
Aux musées
Nous apporterons nos incendies
[…]
Nos corps déchiquetés éparpillés
Susciteront l’intérêt des collectionneurs
Le sang à la télévision
Visages défigurés / Entrailles / Jambes / Bras amputés
[…]
Nous sirotons notre café face à cet enfer
Je lis à voix basse dans la douceur d’une nuit d’été brûlante à suées.
Des notes parlées résonnent, ce n’est pas un chant, c’est une manifestation poétique.
De nos cris nous ferons une symphonie.
Je n’attends plus personne
Je ne compte plus sur rien
*
Maya Abu al-Hayyat est née en 1980 à Beyrouth et vit aujourd’hui à Jérusalem. Elle dirige le Palestine Writing Workshop, une institution en faveur de la lecture et de l’écriture.
Cette grande figure féminine de la poésie palestinienne m’était connue grâce à son recueil « Robes intérieures et guerres », sorti chez Héros-Limite.
À Paris, sa présence est aussi élégante que fascinante. Son caractère radieux et souriant est tout entier dans ses contes pour enfants, si talentueusement illustrés par Hassan Manasrah. Pour autant, ainsi qu’elle l’a affirmé durant les rencontres, la poésie exprime aussi des droits. Je vous livre quelques vers issus de son recueil.
Je suis la servante de leurs maîtres
Je veux un endroit où me perdre
J’ai vécu dans les greniers
Il n’y a pas de forêts dans cette ville
J’ai appris à mentir avec la peur
J’ai appris à dire oui
J’ai appris à plaire […] au lit
Ces mensonges ont nourri ma vengeance de l’obéissance
Comme est amer
De chercher sa mémoire
Et trouver un cadavre
Que ferons-nous de nos mains
Après la découverte de nos lèvres
*
Anas Alaili est né à Qalqilya en Cisjordanie en 1975. Poète, traducteur et parolier, Anas Alaili a fait ses études en France où il vit actuellement. Il fut directeur artistique du festival « Interludes poétiques de Palestine », organisé par le Centre culturel palestinien, qui s’est déroulé à l’Institut du Monde arabe.
Pendant les rencontres, Anas Alaili sera sans doute le poète le plus incisif vis-à-vis de la France, et implicitement vis-à-vis du public présent sous ce chapiteau. Il est sincère, courageux et nécessaire de dire les choses. Dans un pays où un président et son gouvernement livrent des armes à Israël, la méfiance de l’auteur est légitime. La question du silence face à l’injustice subie par les habitants de Gaza est clairement soulevée.
Sans rancune et de bonne guerre, si cette expression n’est pas de trop mauvais goût, j’ai composé à l’attention d’Anas ce petit passage poétique avec les mots que j’ai puisés dans sa poésie, comme on arrache ses pétales à une marguerite.
« Sur les cartes de mon pays, les chemins des enfants ont hérité de la poussière, ta main la mère dans les yeux de l’horloge à l’ombre de l’arbre regarde les fourmis les cochons et les chiens qui s’époumonent en tissant des liens de pierre. »
Dans la brochure des rencontres, ces quelques vers d’un poème intitulé « Le pays » sont aussi significatifs de l’exil de l’auteur :
Le pays qui s’est amenuisé comme un nuage en été
Va bientôt s’éparpiller
Laissant de petites taches sur la carte
*
Yousef Alqedra est poète et chercheur en littérature. Licencié en langue arabe, il a obtenu en 2015 un Master en littérature arabe de l’Institut de recherches et d’études arabes du Caire. Lauréat du programme PAUSE, après avoir été évacué de Gaza fin avril 2025, Yousef Alqedra a rejoint l’IRENAM (Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans) à l’Université Aix-Marseille. Le programme PAUSE soutient des scientifiques et des artistes en exil en favorisant leur accueil dans des établissements d’enseignement supérieur et de recherche ou dans des institutions culturelles.
Il fait l’objet d’une campagne de dénigrement par la LDJ (Ligue de Défense Juive), une secte toxique agissant sur le territoire français. Toutes proportions gardées, il n’y a pas qu’à Gaza que les propagateurs du mal sioniste sont un fléau.
Sous le chapiteau du Marché de la Poésie, Yousef Alqedra bénéficie d’un accueil chaleureux de la part des autres poètes et poétesses. Assister à ces retrouvailles m’interroge une fois de plus sur la solidarité entre auteur.es, ou artistes en général, car ce n’est pas quelque chose qui va de soi sous nos latitudes.
Ci-dessous, deux courts poèmes d’Alqedra interprétés par mes soins à partir de l’anglais :
Pourquoi le cœur souffre-t-il autant ?
Ne pourrait-il cesser de saigner en silence ?
La nuit, quand les mains s’assoupissent,
À l’heure où la voix a fermé la porte de son palais,
Sage retraité,
Gardien des ruines,
Il continue de battre.
*
Dans ce deuxième poème, l’auteur décrit un jeune garçon à l’air désabusé :
Mains l’une sur l’autre,
Entre ses avant-bras une gamelle vide,
Comme une roue tournant à l’infini,
Sa poitrine s’enfle des décombres de l’humanité,
Suis-je toujours visible ?
Se demande-t-il ?
Ne suis-je qu’une silhouette dans l’actualité ?
*
Doha Al Kahlout est née en 1996 à Gaza, qu’elle a récemment fuie avant de trouver refuge en France. Sur le site de l’université de Columbia, Doha est présentée comme poétesse et enseignante en langue arabe. Elle est diplômée en langue arabe et en sciences des médias à l’Université Al-Azhar en Égypte.
Comme Youssef Alqedra, Doha Al Kahlout revient de l’enfer de Gaza et l’accueil place Saint-Sulpice est à la hauteur.
J’ai noté quelques mots-thèmes dégagés de sa poésie, puisés dans l’Anthologie de la poésie gazaouie réunie par Abdellatif Laâbi :
L’ombre, les larmes, la main, les questions, l’hystérie, le chemin, les privations, le cœur, les tremblements, la bouche, la solitude, le désert, le gouffre, la révolte, la fragilité, le doute, l’obscurité, les fantômes, l’espérance…
Dans un de ses poèmes, Doha est en proie à la culpabilité de l’exil. Elle imagine que la guerre est finie et son retour, tout à fait hypothétique, est un formidable hymne à l’amour d’un pays qu’elle a dû fuir pour sa survie. Le passage suivant est tiré d’une traduction anglaise que j’ai moi-même retraduite, ou interprétée. J’espère ne pas être trop éloigné du sentiment de la poétesse, dont différents articles insistent sur le renouveau de la poésie féminine, qui s’écarte des sentiers anciens, et dont Doha est l’une des représentantes.
« Gaza mon amour, quand la guerre sera finie, nous reviendrons exsangues et tu seras notre seul bien, connaissance, amour, haine, envers et contre tous nous redeviendrons des êtres humains, ainsi nous as-tu toujours aimés, ainsi ta foi indéfectible en nous. »
*
Marwan Makhoul
Né en 1979 en Haute-Galilée d’un père palestinien et d’une mère libanaise, Marwan Makhoul construit une œuvre intimement liée aux questions identitaires. Ses poèmes se déclinent en musique et sont joués au théâtre.
Durant les rencontres informelles du Marché de la Poésie, Marwan Makhoul a déclaré :
Je ne veux pas du paradis, j’ai besoin du feu.
L’auteur se définissant comme athée, je pose comme postulat que l’athéisme est un état de non reconnaissance de Dieu mais pas de l’ignorance de Dieu. Ce trait ainsi lancé est-il un rejet du Ciel ou un hurlement de colère ?
Les guerres, l’occupation, l’apartheid, l’exil civil et politique, une condition de sous-hommes entretenue par ceux qui ne s’élèvent pas plus haut que la bête enragée, les promesses divines méritent d’être décriées. Nul besoin de blasphémer, ceci est du niveau d’enfants colériques et irréfléchis. Bien que le poète rejette le Paradis, s’il attise le feu rien n’atteste qu’il s’agit de celui de l’Enfer. C’est le choc de l’air contre la terre. Les éléments ont déchaîné un chaos. Le poète a besoin du feu pour forger l’épée avec laquelle il combattra l’injustice qui s’abat sur son prochain. Le Paradis attendra.
Dans « les vers responsables d’eux-mêmes », il écrit :
Où m’emmèneras-tu, ô Dieu
Si je n’ai pas péché ?
Au Paradis ?
*
Une autre dimension avec laquelle Marwan Makhoul s’escrime est celle de la condition du poète. C’est une vieille querelle, née au temps de l’Islam à l’époque où son Prophète (pbAsl) craignait la concurrence des poètes (S26 224). Marwan s’est exprimé à ce sujet dans les rencontres informelles.
*
Nida Younes
Nida Younes est née en 1977 à Tulkarm en Cisjordanie et vit actuellement à Ramallah. Titulaire d’un doctorat en médias et communication, elle est depuis une dizaine d’années une grande figure de la poésie palestinienne contemporaine.
Son œuvre littéraire, qui passe par l’expérience de son corps et de la langue, est un manifeste pour la souveraineté de la femme.
Dans « Sur les bords tranchants », sa poésie semble déjouer les subtilités de la versification. La technique de l’énumération jalonne le recueil et de nombreux propos critiques à l’égard du politique ouvrent le texte sur des considérations très actuelles.
Dans « Choses à négliger », le corps de la femme est comparé à une cabane à louer. Une longue énumération joue à la façon d’un épluchage qui peu à peu met à nu cette habitation. Un processus de précarité s’installe, à moins que ce ne soit celui d’un déplacement forcé qui invite le regard à se retourner une dernière fois sur son vécu.
Elle a publié aux éditions Al-Manar une anthologie de poésie féminine.
Mots-thèmes :
Corps, ongles, mains, veines, tête, sein, cuisse, gènes, sexe…
Étoile, soleil, lumière, entrée, silence, temps, feu…
Sensualité, désir, mémoire, larmes, femme, absence…
Quelques vers épars provenant de « Sur des bords tranchants », remarquablement traduits par Mohammed El-Amraoui :
Je ne veux pas retrouver mon savoir
Quand j’écris dans une nouvelle langue.
Les mots sont des radeaux percés.
On ne supporte plus le langage des défaites, des politiciens.
La pluie me tend de l’eau pour laver la merde le sang les crachats.
J’affronte le monde nue.
Le poète expose son corps.
Nous, les Palestinien.nes, nous prenons au monde sa part de mort, de colère, de refus, d’intensité.
On s’habitue à la séparation, à l’extinction.
*
Jumana Mustafa
Jumana Mustafa est née en 1977 au Koweït. Après avoir quitté la Palestine, ses parents ont connu tout comme elle l’exil avant de s’installer en Jordanie. Diplômée en droit, elle vit entre Amman et Le Caire.
Mon attention est retenue dans le fait que Jumana avait créé un festival de poésie à Amman : « Poetry in Theaters ». Le théâtre dans lequel se produisait cet évènement a malheureusement subi un incendie, mais l’esprit de générosité de ce type d’expérience n’est jamais perdu. Pour produire de l’animation culturelle, il ne s’agit pas de suivre des cours de communication et de recherche de financements dans des cursus de sciences sociales, mais de comprendre en premier lieu les carences culturelles de nos sociétés.
Ensuite, il faut se retrouver par le hasard de la vie en réaction contre les carences, ou injustices, et mettre en avant des qualités faisant appel à l’accueil et à l’empathie. La culture, même dans nos pays occidentaux qui lissent l’expression artistique vers des schémas de plus en plus dégagés de pensées ou de réflexion politique, peut s’avérer une mission périlleuse.
Poétesse engagée, Jumana Mustafa est également journaliste et militante pour les droits de l’Homme et de la Femme, pour la liberté d’opinion et pour la démocratie en Jordanie. Sa prise de parole pendant les rencontres informelles est dès lors des plus explicites.
« Griffes », l’une de ses poésies, peut ainsi être interprétée comme l’invitation à prendre les armes poétiques pour résister à la violence du monde, et griffer.
Que celle qui conçoit le doute se présente et dise :
“Me voici ! ”, je lui vendrai une griffe.
Mesdemoiselles !
Je vends des griffes aux plus ravissantes d’entre vous,
À moi, à moi, accourrez !
*
Le sang est aussi un thème très présent dans sa poésie :
Nous mettions bas dans les champs
Nous fertilisions la terre du sang de l’accouchement
Nous y enterrions le cordon ombilical
Pour que notre progéniture lui reste liée
Nous sommes celles
Qui ont initié la terre au goût du sang
Nous sommes les pécheresses
*
Hend Jouda
La biographie de Hend Jouda se restreint à sa date et à son lieu de naissance, à une ou deux informations très succinctes, à deux ou trois publications. C’est tout.
Que ce soit en arabe, en italien, en anglais ou en français, sur les sites ou brochures d’évènements, sur les couvertures de ses livres, dans les publicités de ses maisons d’édition, sur les sites universitaires ou de sociétés littéraires, la biographie de Hend Jouda est assez vague.
De plus, d’une bio à l’autre, les lieux, les orthographes, les villes divergent. Dans ces conditions, tenter d’imaginer le parcours de cette poétesse est difficile et ressemble, sans vouloir faire d’ironie, à un champ en friche. Il faut fouiller un peu pour trouver une revue qui lui a consacré une interview dans laquelle elle nous fait part d’un morceau de son parcours.
Au moins, tout le monde s’entend pour dire qu’Hend Jouda est née en 1983 au camp de réfugiés al-Bureij, situé au centre de la Bande de Gaza. Ensuite, parfois ses études sont suivies à l’Université Al Aqsa de Gaza, parfois au Caire. Parfois elle a toujours vécu à Hébron, parfois en Arabie Saoudite. Donc je n’insisterai ni sur la chronologie ni sur les détails de son existence. Loin de moi l’esprit d’investigation.
Étrangement, nos ami.es poètes n’évoquent que rarement la notion de retour. Loin de fuir en avant, on dirait que cette probabilité a été gommée de leur préoccupation. Une absence la remplace, ainsi le titre d’un poème de Raed Wahesh. Et cette absence est un trou noir dans lequel la notion d’identité disparaît, comme le dit à son tour Samer Abu Hawwash. Est-ce alors vain de vouloir exhumer les traces d’une existence par-dessus lesquelles des bulldozers passent et repassent pour en effacer toute résurgence ?
Comment, dans de telles conditions, ne pas être sensible à cette perte de repères autobiographiques ? Sur quelles données biographiques les programmes culturels bâtissent leurs publicités ? Et comment les recueillent-elles ? Ce travail de mémoire est aussi un moyen pour délivrer un message sur la vie d’une personne, en comprendre l’art et l’émergence de son message. Alors, une histoire nous est contée. Retracer des parcours, comme le ferait un archéologue du vivant, participe à la transmission.
La bio d’Hend Jouda sur le site du Projet Sheirat, inauguré au Festival d’Avignon en 2022, est la plus intéressante que j’ai trouvée. Ce Projet a pour mission de permettre aux poétesses de langue arabe de produire et mettre en scène leurs œuvres. Différents copier-coller de cette bio apparaissent d’ailleurs ici ou là tout autour de la planète dans des langues différentes, traduction Google à l’appui, avec parfois des ajouts notables.
Pour faire simple, Hend Jouda a dans sa vie croisé le journalisme et le monde de l’information. Était-elle en poste à Radio Al-Hurriya à Hébron en 2015 quand l’armée israélienne a investi ses locaux et l’a dépouillée de son matériel ? Oui ou non, produire une émission de radio en Cisjordanie dans les années 2010 ne devait pas être une étape anodine dans la vie d’une auteure.
Nous retrouvons ensuite Hend Jouda à Rafah, au Magazine 28 dont elle est rédactrice en cheffe. Sur Facebook, le tout dernier post de ce magazine date du 11 octobre 2023. Un long commentaire débute par ses mots : « Pour les concernés : C’est une guerre d’extermination ! C’est un appel très personnel et très général aux intellectuels palestiniens et arabes où qu’ils se trouvent… ». Des bombardements sur une ville illustrent cette publication.
Ce moment dans une existence n’est certainement pas anodin non plus. Toucher à l’information, c’est aussi s’en prendre à la culture. Si Hend Jouda a fait des études en sciences de l’information, comme je l’ai lu, son expérience l’amène forcément à repenser à ce vécu en berne. Israël emploiera tous les moyens pour faire disparaître la culture palestinienne et imposer son « narratif ». La poésie devient alors un moyen de résistance incontournable.
Sans doute est-ce pour cela qu’elle a adhéré à une union d’écrivains palestiniens, peut-être la NWU (National Writers Union – https://nwu.org/palestine/) ou WANN (We are not numbers), ce point n’est pas détaillé.
Quoiqu’il en soit, sa page Instagram est suffisamment colorée pour nous donner une idée en images de l’énergie vive que l’auteure se plaît à nous offrir. On y voit d’ailleurs la vie de tous les jours à Ramallah, ainsi qu’elle se déroulait le 18 août 2023. Le contraste avec l’actualité est saisissant.
Retour au Marché de la Poésie : Pendant qu’Anas Alaili est au pupitre sur la scène du chapiteau, Hend Jouda s’assoit entre Nathalie Swan, une camarade auteure du Marché, et moi. Nous sommes au fond, sur un banc indéboulonnable, des badauds passent derrière, devant. Nathalie et Hend s’échangent des selfies au lieu d’écouter. Je vous rassure, elles connaissent bien l’auteur. Comme je lui en fais la demande, Hend Jouda note sur mon cahier le nom des intervenants.
Elle porte le voile. Toutes ces poétesses ne portent pas le voile. C’est un sujet qui semble aussi d’actualité chez certain.es de ces auteur.es, qui en parlent entre elles et eux. Pendant les rencontres, comme elle s’exprime sur son choix de porter le voile, Hend Jouda nous raconte cette anecdote cruciale de sa vie de femme. Un jour où elle rentrait de l’école avec son insouciance ordinaire de petite fille, son père lui a demandé de cacher ses cheveux.
Mais la principale actualité est celle de la guerre. À ce sujet, sans euphémisme et dans une énumération douloureuse, l’auteure répond à une question existentielle qu’elle se pose et qui doit résonner chez chaque artiste.
Que signifie être poète en temps de guerre ?
C’est demander pardon
Aux arbres brûlés
Aux oiseaux sans nids
Aux maisons pulvérisées
Aux longues crevasses aux flancs des rues
Aux enfants pâles avant et après la mort
Aux traits de chaque mère affligée
Ou tuée
[…]
Ô Dieu
Je ne veux pas être poète en temps de guerre
*
En France, pour un auteur qui ne connaît la guerre que par l’Histoire et l’écho du monde actuel, s’il observe que le paysage s’assombrit en Europe, ce cri du cœur est aussi une alarme.
*
Raed Wahesh
Né en 1981 à Damas dans une famille palestinienne, Raed Wahesh a grandi dans un camp de réfugiés syrien. Écrivain, essayiste et journaliste, il est actuellement rédacteur en chef pour la culture à « Ultrasawt », un journal en ligne qui subit une censure, selon Wikipédia, de la part de plusieurs pays arabes. Les autorités palestiniennes auraient également bloqué le site pour des raisons liées à la sécurité et pour éviter la guerre civile.
Raed vit aujourd’hui en Allemagne. Ses différentes interventions sur les réseaux sociaux s’inscrivent dans la diffusion d’informations concernant le Proche-Orient, et sur la situation en Palestine.
Je vous renvoie au site d’Amel Boudali, qui a écrit un article conséquent sur Raed Wahesh.
De Raed Wahesh toujours, cet autre lien, tant qu’il subsiste, vous mènera vers un article de Mag28, daté du 10 décembre 2020, qui commente l’explosion du port de Beyrouth, survenu en août de cette même année et pendant l’hystérie mondiale — très bien orchestrée par nos dirigeants et les labos pharmaceutiques — autour du Covid 19.
Titré « Scénarios de fin du monde », cet article est un formidable plaidoyer sur notre capacité endémique à nous comporter de manière consciente face à l’anéantissement que nous semblons appeler de toutes nos forces, déraisonnablement.
Un texte très fort qui mérite d’être exhumé, sauvegardé, lu et relu, car ces liens ténus peuvent casser à tout moment.
Quelques vers cependant sur l’absence :
Nous qui nous absenterons d’ici peu
Nous avons appris de nos prédécesseurs
À ne pas laisser de traces
À nos successeurs, nous apprendrons à ne pas venir
*
Asmaa Azaizeh devait être présente au Marché de la Poésie mais elle n’a pas pu quitter le territoire palestinien. Son site internet est très joliment bien fait, je vous invite à le découvrir :
Dans son recueil de poésie « Ne me croyez pas si je vous parle de la guerre », j’ai trouvé une poésie envahie d’émotion, de traits acérés, de réponses.
En voici un court extrait traduit par Chakib Ararou :
Ce n’est pas moi le miracle.
Je ne marche pas sur l’eau, je ne suis pas guérie des maux de ton amour mais j’ai appris à changer l’eau de mon cœur en goudron, chaque fois que je me souviens de toi.
J’ai appris à me sauver de la lave qui jaillit des montagnes de ta peur et je n’ai pas appris à mourir.
*
Najwan Darwish
Sa biographie est largement célébrée dans les médias ou les évènements littéraires dans lesquels il écrit ou se produit, je ne soulignerai que l’essentiel.
Il est né le 8 décembre 1978 à Jérusalem, et il dispose d’un site internet très documenté sur ses activités poétiques et journalistiques, qui offrent un panorama de l’étendue de son activité littéraire.
Je conseille néanmoins de lire une conversation entre Najwan Darwish et Manash Firaq Bhattacharjee, poète indien dont l’œuvre interroge l’influence de l’histoire dans la réalité contemporaine. Cet échange d’un immense intérêt a été publié en 2019 sur le site d’Al Jazeera. À travers leur érudition et leur analyse de l’histoire, les deux auteurs devisent sur la place du poème lorsqu’il est confronté aux grandes mutations civilisationnelles.
Par ailleurs, dans un article paru en 2015 sur le site d’Al-Arabi al-jadid, Najwan Darwish remarque et regrette l’extinction progressive de la dramaturgie arabe. C’est la mémoire même de la langue et de ce qu’elle véhicule culturellement qui est en danger.
Bien qu’elle reflète un phénomène né de la mondialisation, la discussion formaliste sur le passé et le devenir de la langue arabe, qui s’est déroulée sous le chapiteau entre Marwan Makhoul, Anas Alaili et Najwan Darwish, est symptomatique des mouvements planétaires des populations.
Le docteur Refaat Alareer, dans ses cours à l’université Al-Aqsa, intimait étudiant.es et jeunes auteur.es à écrire en anglais, afin que le récit de leurs conditions de vie puisse être entendu au-delà de la Bande de Gaza. Il est vrai que la pratique de la langue arabe, à l’écrit comme au parlé, sauf dispositions particulières, géographiques ou familiales, est difficilement accessible pour un Occidental. C’est dommageable, je pense, aux relations que nous entretenons dans nos pays, notamment en France, avec beaucoup de nos compatriotes. Mais ceci est un autre débat.
Retour à la case départ, si on peut dire quand on parle de l’exil. J’ai interprété les vers suivants à partir d’une traduction en anglais de Kareem James Abu-Zeid. Ils parlent, me semble-t-il, de la difficulté d’écrire sur un pays dont nous serions physiquement coupés. La statue dont il est question aurait été sculptée par des mains romaines et les Arabes l’auraient oubliée. Je n’ai gardé que le squelette du poème, parce qu’il m’a semblé être un hymne à la survie du récit national, en tant que territoire.
Je suis une statue
Oubliée
Au fond d’un musée poussiéreux
Mes bras
Les colonisateurs les ont brisés
Mais j’écrirai quand même
L’histoire de mon pays
Avec des lettres en terre
Et les mots du silence
*
§ § §
Dialogues
Chaque jour dans l’après-midi, poétesses et poètes se répondent lors des rencontres informelles. Au fil de ma présence, j’ai arraché quelques bribes à ces échanges.
Auprès d’Abdellatif Laâbi, différents animateurs se succèdent au fil des jours, dont khalid Lyamlaly, écrivain marocain, ou Florence Pazzottu, cinéaste, qui posera à chaque auteur.e la question suivante : « Quel est le rôle du poète ? ».
Samer Abu Hawwash
Comparés à Gaza nos problèmes ne sont rien.
Une pétition d’écrivains pour écrire génocide.
La langue comme terrain de lutte.
La question de l’identité ne nous concerne pas parce qu’elle n’est plus nationale et parce qu’aujourd’hui elle nous dépasse.
Marmoud Darwich nous a donné une voix collective,
Nos mères nous ont transmis notre identité.
Tarik Hamdan
La poésie est un moyen de survivre en Palestine.
Les mots sont devenus un refuge pour échanger et communiquer malgré le silence du monde.
Najwan Darwish
À cause du protocole de la programmation, ce que j’ai à dire peut être diplomatique ou non. Donc je ne serai pas diplomate. C’est dommage qu’il ait fallu une mobilisation et des pétitions d’auteur.es pour que nous (les poètes palestiniens) soyions là aujourd’hui.
Jumana Mustafa
Ne jamais oublier la dimension politique de notre poésie.
Nous avons besoin d’un soutien politique, ce serait beaucoup plus important que l’humanitaire et surtout cessez de colporter l’idée que c’est un conflit religieux.
Tarik Hamdan
Je suis d’accord avec Jumana Mustafa, ça n’a rien à voir avec la religion, mais le colonialisme tend à définir les choses de cette façon.
Maya Abu al-Hayyat
La poésie exprime aussi des droits,
Et les poèmes doivent aussi s’écrire sur le terrain.
Marwan Makhoul
Le poète est immergé dans l’actualité.
Le poème doit servir la cause mais il doit aussi rester un poème.
Le poète doit s’éloigner de la volonté d’être populaire et ne doit pas non plus trop se préoccuper du lecteur.
Anas Alaili
Le poète a un rôle entre devoir et consolation.
Rester silencieux est difficile.
La disparition de mon peuple relativise ma confiance dans l’humanité. Mon rapport avec la France, qui livre des armes à Israël, est impacté. C’est un obstacle puisque je vis ici en sécurité quand mon peuple n’a pas ce luxe.
Doha Al Kahlout
J’ai écrit un poème comme si elle était terminée.
Je me suis servie des éclats qui obstruaient mon conduit auditif.
Marwan Makhoul
J’ai écrit des vers qui ont été repris dans le monde entier et dans toutes les langues.
Bribes : Athéisme – doute – imploration
Je ne veux pas du paradis, j’ai besoin du feu.
Le Prophète jalousait les poètes, c’est pourquoi il a condamné les poètes. Le Coran est une entreprise qui prétendait les concurrencer en proposant une plus haute poésie.
Au début l’Islam était prosélyte.
Le Coran a été rédigé dans le but de ne pas éloigner le croyant du Livre saint.
Tous les musulmans aujourd’hui connaissent le Coran mais peu de personnes sont capables de maîtriser la langue arabe.
Je ne pense pas que la langue en elle-même soit l’objectif, ni que nous ayons à sacraliser cette langue.
La langue doit être un serviteur, chez moi, chez vous, et il faut qu’elle puisse servir cette communication entre nous.
Si la langue échoue, la communication échoue également.
Une dernière chose, en réalité la langue arabe reste un ensemble de dialectes parlés par les bédouins de la Péninsule il y a mille quatre cents ans. Et pourquoi devrais-je, moi, parler ces dialectes datant de plus de mille ans et ne pas pouvoir en 2025 parler ces langues vernaculaires qui sont dans ma région du monde, l’arabe, le syriaque, l’araméen, le galiléen ou le palestinien ?
Ça pourrait paraître honteux pour un poète arabophone de parler ainsi de la langue arabe, mais je crois que ce qui reste dans le poème, ce n’est pas la langue mais l’esprit qui a traversé cette langue, même après la traduction.
Merci.
Najwan Darwish
Je ne suis pas d’accord avec Marwan Makhoul. Si la langue arabe a peu évolué depuis des millénaires, cela lui donne au contraire une incomparable densité. Quand je lis les poètes anciens, je comprends ce qu’ils me transmettent à travers les âges, et ceci est possible justement parce que la langue reste fidèle à elle-même et à son message.
La poésie est trop souvent tournée sur elle-même. Le travail du poète est aussi un travail en relation avec l’histoire. Nous avons tous un rapport personnel avec l’histoire. Si je suis citoyen palestinien, je suis aussi un écrivain de langue arabe.
Anas Alaili
Il y a peut-être du vrai dans ce que dit Marwan, mais je n’irai pas dans son sens.
Le poème dépend du talent, de la culture et des épreuves vécues par son auteur. Il faut se frotter à la réalité pour faire vibrer la poésie.
Être poète aujourd’hui, c’est écrire en étant confronté aux soubresauts de notre époque. J’essaye aussi de préserver ma poésie de mes problèmes personnels.
Tarik Hamdan
En Palestine, la poésie est un moyen de survie.
Les mots sont devenus un refuge pour échanger et communiquer malgré le silence du monde.
Hend Jouda
Notre poésie est imprégnée d’images parfois terribles. Je me souviens d’un enfant à qui il manquait un bras mais qui jouait du violon en le coinçant contre son corps.
J’ai aussi vu d’autres enfants qui fabriquaient des poupées à partir de déchets.
Nous composons avec la beauté, même dans l’horreur.
Youssef Alqedra
Il est nécessaire d’être amoureux de son lendemain, et de conserver une rose entre chaque page du livre.
En poésie il faut avoir la foi.
Le papillon qui craint de se brûler n’a pas vraiment la foi.
Ô néant distingué
Que de fois nous mourons dans nos rêves
La corde de la douleur
*
Nida Younes
Le monde est devenu une Palestine, sauf la Palestine.
Les auteur.es se rencontrent partout sauf en Palestine.
Maya habite à une demi-heure de chez moi et je ne peux pas m’y rendre.
Merci à Yves Bonnefoy.
Merci aux traducteurs transmetteurs de culture.
Jumana Mustafa
La poésie a souvent pour thème la résistance, elle est comme un symbole de vie et de civilisation.
Nous voulons que l’histoire nous rende justice.
Au Marché de la Poésie se rencontrent l’Orient et l’Occident.
Nida Younes
À la question : qu’est-ce que la résistance ? Je dirais, la poésie est la résistance. C’est comme ce bouton que tu as sur la peau et sur lequel tu appuies.
La poésie c’est aussi un geste vers l’avenir, on écrit ce qui s’efface.
C’est l’écho de l’humanité.
Dans mes poèmes je parle d’amour parce que je suis une femme amoureuse.
J’écris aussi pour préserver le visage humain des Palestinien.nes.
Toute cette beauté n’est-elle pas un trésor ?
Jumana Mustafa
La poésie est un mystère.
Un crayon, du papier suffisent.
Cela demande une discipline quasiment sportive, l’exercice doit être pratiqué tous les jours, ne serait-ce qu’en n’écrivant qu’une seule ligne par jour, comme l’a dit aussi Marwan.
Et beaucoup lire, évidemment.
À cause du génocide, nous sommes pressés d’écrire parce que nos jours sont comptés.
Hend Jouda
Une poésie peut dévoiler le corps de la femme dans sa relation amoureuse, tant qu’elle n’est pas dictée par une vision masculine.
La femme n’est pas une conquête.
Le voile peut interroger la notion de liberté, mais c’est aussi un héritage de nos grands-parents, de notre environnement familial.
Il agit comme une couverture pour nous protéger autant qu’il devient une affirmation de soi.
Dans le désert, tout le monde est couvert, les hommes autant que les femmes.
Raed Wahesh
J’ai vu en Syrie comment dans les camps de réfugiés les récits se détruisaient d’eux-mêmes, et ensuite en Allemagne. Dans ce multiculturalisme, nous revêtons plusieurs identités. Le plus sage est de maîtriser sa colère, et j’y ai plus ou moins réussi. Ce sont des situations qui sont indescriptibles face à une assemblée d’étrangers.
D’un point de vue culturel, il y a beaucoup de pays où des gens s’identifient à la cause palestinienne. C’est autant une lutte anti-néo-colonialiste qu’anticapitaliste.
Nous, Palestiniens, n’avons aucun problème avec les Juifs, nous en avons après de la logique colonialiste de nos territoires.
Nous ne serons jamais une ligne oubliée dans le livre des vainqueurs, c’est la leçon de Gaza.
La dimension oculaire est forte. Regardez, un peuple est poussé à la révolte.
La Palestine ne meurt pas uniquement dans le temps mais aussi dans l’espace.
Najwan Darwish
Tout participe d’une attitude pseudo humaine. Sans races, sans religions, l’âme serait pleinement humaine.
Le lion ne dévore pas le faon pour un motif religieux.
Maya Abu al-Hayyat
L’empathie dans le poème est-elle celle de l’être humain ?
Les poèmes s’écrivent sur le terrain.
Quand le sang aura séché, je serai alors capable d’écrire de la poésie.
Nida Younes
Nous, les Palestinien.nes, nous arrachons au monde sa part de mort, de colère, de refus et d’intensité.
Hend Jouda
Nous continuerons à générer de la vie jusqu’à la victoire.
§ § §
SYMBOLIQUE
Toute poésie a une symbolique née de l’inconscient et révélée par le verbe ou l’image. Nous sommes tous issu.es d’une même cellule, d’une même terre, d’un même cosmos. La poésie des hommes et des femmes est partout autour du globe l’expression de notre condition humaine.
Tracy K. Smith, poétesse noire états-unienne, écrit : “Our bodies run with ink dark blood”. Ces sept mots portent en eux les stigmates du passé. Au présent, les poètes palestiniens écrivent leur souffrance en lettres de sang. Grâce à leurs traductrices et à leur traducteurs, leur voix peut nous atteindre et nous délivrer un message urgent. Nous ne pouvons être sourds à ce que leur poésie recèle de détresse, et nous devons honorer leurs combats comme s’ils étaient les nôtres. Demain, ce sera peut-être nous qui aurons besoin de leur soutien.
Ce qui suit est une modeste tentative de mettre en lumière certaines arcanes d’une pratique millénaire. Aujourd’hui, sous l’occupation israélienne, la poésie palestinienne rend un son particulier. Dans l’océan des possibilités poétiques que ces auteur.es ont su générer, des mots-thèmes me sont apparus et j’en ai choisi quelques-uns parmi eux.
La quête du sens premier exhume des archétypes enfouis dans la dérive des temps. La poésie est un murmure du lointain passé qui remonte jusqu’à nous des couches les plus anciennes de l’inconscient. Les mots sont ces artefacts de la pensée, ils nous viennent d’époques immémoriales où l’humanité balbutiait et traçait des signes avec les mains ou un bâton sur des parois rocheuses.
Prenons l’arbre, pour le plaisir.
L’arbre est le symbole de la vie donnée par le Créateur. Au Jardin d’Eden, l’arbre de vie est l’élément primordial du Paradis. Il fait le lien avec la terre.
Objet méditatif, il devient votif, reçoit des offrandes et des prières, des fêtes se tiennent sous ses ramures.
Au Proche Orient, où la répartition des arbres est souvent limitée, sa présence revêt une importance majeure. Il est celui qui lutte contre le désert. Mais aussi, perçu comme éternel, l’arbre transcende les générations.
Les arbres fournissent de l’ombre, cet autre symbole du repos sous un climat aride et brûlant. Ils fournissent également des aliments, des fibres et ont de multiples usages. De son tronc s’élèvent des maisons.
L’arbre est le jeu et la cachette des enfants, il est la vigie de la sentinelle. Et bien qu’il soit si vulnérable, qu’il vive et meure, que les insectes l’assaillent, que la foudre le brûle ou que l’homme le débite, Il fait la coque et le mât du bateau qui parcourt les mers.
Le bois de l’arbre est un combustible. Sans lui, le feu ne serait pas apparu, ni la lumière briseuse de ténèbres. Il est chaleur et connaissance. Il est la porte, ouverte pour l’accueil ou fermée pour la protection du foyer.
Travaillé avec art pour en faire un instrument de musique, le bois est capable de rendre le monde harmonieux.
Dans le Coran, attention au mystérieux et horrible « arbre de l’enfer », dont les fruits sont comme des têtes de Satan. Les coupables qui en consomment sont condamnés à la fournaise. Toujours dans les Livres des musulmans, la bonne parole est comparée au bon arbre dont la racine tient ferme. Ses branches atteignent le ciel et ses fruits abondent avec la permission de Dieu.
Ce n’est pas anodin si Dieu choisit un arbre pour se manifester à celui qu’Il a choisi comme prophète. À l’inverse, ses racines représentent le Principe non manifesté.
Dans « Rires de l’arbre à palabre » d’Abdallah Zrika, les croyants sont agréés par Allah après avoir prêté le serment d’allégeance sous l’arbre. En France, dans sa légende, Saint-Louis rendait la justice sous un arbre.
Chez Jung, l’arbre est un symbole de guérison et de transformation intérieure. Il permet à l’individu d’atteindre une vie plus épanouie.
Et voici comment les auteur.es palestiniens l’honorent.
§ § §
L’arbre
Rajaa Ghanim
L’arbre,
Je suis de la race de la terre et sa fille.
Anas Alaili
Devant l’arbre qui a recueilli
L’urine d’un enfant,
J’entends la terre
Absorber…
Maya Abu al-Hayyat
Nous vivons dans les conceptions et les rêves d’autres que nous,
Dans ce que le vent a fait à l’arbre il y a des milliers d’années.
Les oiseaux les arbres les maisons enfilent chaque matin leur armure.
La perte d’un seul jeune homme brûle les arbres.
Convaincs le monde que tu ne menaces pas la vie de l’arbre.
Mohammed El Amraoui
Les arbres debout.
Samer Abou Hawwash
La douleur est un arbre dans un désert.
Hala Shrouf
Nous nous étendons au pied de l’arbre,
Moi par terre et toi quelque part entre son large tronc et moi.
Dareen Tatour
Sois rebelle, mon peuple !
Grave mes paroles sur l’arbre d’agar.
Résiste !
Asmaa Azaizeh
Un jour,
Je deviendrai un arbre.
*
Et pêle-mêle, parmi tant d’autres :
Dieu corps yeux ombre rêve chemin paix liberté mères femmes père identité nationalité pays ville terre désert sable jardin moisson épis espoir lumière doute griffe réalité adieu enfants Culpabilité défaite griffes colère guerre mort sang amour langue poème.
Dieu
Asmaa Azaizeh
Mon Dieu,
Dans ce cirque même la faim est interdite.
Marwan Makhoul
Mon Dieu !
[…]
Si j’ai été pieux jette-moi dans la forêt.
[…]
Le lion n’y tue pas la gazelle au nom de ses préceptes.
?
Dieu rends-moi l’esprit
Dieu rends-moi l’amour
Mes prières au ciel
Dieu ne les écoute pas
Samer Abou Hawwash
Dieu ne nous a rien promis,
les écritures nous ont ignorés.
[…]
Aucun ciel !
Y a-t-il un dieu Ô Dieu ?
Les prophètes, enfants du mensonge absolu.
Corps yeux
Nida Younes
L’écriture avec du blanc… pour arracher au corps des métaphores.
Un corps encerclé un poids sur la poésie.
Un corps poétique affrontant le monde avec des doigts brûlés.
J’affronte le monde nue.
Le poète expose son corps.
Je cherche encore les traits de ce corps truffé de pièges de doutes et de questionnements.
Hend Jouda
Que crois-tu dans tes yeux de silence ?
Ashraf Fayad
Mon corps tremble comme une plaque tectonique désaxée.
Ombre
Mohammed El Amraoui
Un parfum d’ombre rougissant.
Ombres de mains de plus en plus osseuses
Se dérobent outre-tombe.
Anas Alaili
L’ombre d’une pierre.
Doha al-Kalhout
Absente est ton ombre.
Marwan Makhoul
L’ombre de mon ombre est de chair et d’os.
Rêve
Mahmoud Darwiche
Ce pays qui semble un rêve.
Hend Jouda
L’enfant ira-t-il au bout de son rêve ?
Noor Aldeen Hajjaj (Tué par une frappe israélienne le 2 décembre 2023)
Je rêve d’une petite famille,
De bercer mon jeune fils.
Il aura hérité de mes traits.
Chemin paix liberté résistance
Yasser Arafat en 1974 à l’ONU
Je suis un rebelle
La liberté est ma cause
[…]
Je suis venu avec un rameau d’olivier dans une main
Et le fusil du combattant dans l’autre
Ne laissez pas le rameau d’olivier tomber de ma main
Ne le laissez pas tomber
Mme Hala Abou Hassira, Ambassadrice de Palestine au micro de France Info le 24 juillet 2025 après qu’Emmanuel Macron a déclaré vouloir reconnaître l’Etat de Palestine.
L’Etat de Palestine a choisi son chemin
C’est le chemin de la paix dans la justice dans l’égalité et dans la dignité
Le 25/07/2025, après 40 années de prison en France, George Ibrahim Abdallah arrivait à Beyrouth et s’exprimait au milieu de la foule qui l’accueillait en clamant :
Pour la liberté, résistons tous ensemble !
Pour la liberté, rallions Gaza !
Pour la liberté, rallions les martyrs de la résistance !
Rima Hassan
Il n’y a pas d’autres scénarios possibles
Que la libération de la Palestine
Hala Shrouf
Ô chemin !
Kawthar Abu Hani
Nous voulons juste des couvertures chaudes
Et qu’on nous offre des boîtes de paix.
Najwan Darwish
La liberté est une statue d’argile,
Elle se craquelle sous le soleil du littoral.
Les mères les femmes
Maya Abu Al-Hayyat
Ah les mères,
Les mères vêtues de robes de patience.
Hend Jouda
Qui rendra aux femmes de Gaza leurs balais,
Leurs ustensiles de cuisine,
L’attente du retour des enfants de l’école ?
Niamat Hassan
À Gaza une mère ne dort pas,
Elle est un bouclier face à la mort.
Père
Samer Abou Hawwash
Je me suis souvenu de mon père.
Il m’avait porté des jours et des jours
Sur ses épaules fatiguées,
Et je l’ai porté mille ans dans mon cœur.
Marwan Makhoul
Et mon père dans tout cela ?
Où est mon père ?
Identité nationalité pays ville
Ashraf Fayad
Être palestinien être sans pays,
Tout perdre,
S’habituer à la mort,
Le monde entier est ton pays.
Tarik Hamdan
Bonjour Ô ville que j’aime comme un enfant ayant perdu sa mère aime sa marâtre
Terre désert sable jardin moisson épis
Tarik Hamdan
Jusqu’à finir graine dans l’argile de la terre
Qui devient arbre.
Des chagrins, j’en ai beaucoup enterrés.
Jumana Mustafa
La terre réclame le sang,
La terre dévore nos pères nos époux nos fils.
Nour Baaloucha
Je ne sais pas pourquoi les fleurs continuent à pousser dans les jardins.
Samer Abou Hawwash
Nous marchons seuls dans le désert du monde.
Espoir lumière
Doha al-Kalhout
L’œil de l’espérance se ferme.
Hesham Abu Asaker
Quelle ruine !
Nous éclairons la barbarie de nos lumières.
Refaat Alareer
Garde espoir et conte leur cette histoire.
Mourid al-Barghouti
Dans mon désespoir,
Je me rappelle qu’il y a une vie après la mort.
Samer Abou Hawwash
Au comble du désespoir, nous implorons les dieux de la débâcle.
J’ignore ma petite
Si une lumière a scintillé pour toi dans ce ciel aride.
Najwan Darwish
Sur un des sièges vides de l’espoir
Est le mot « Réservé »
Installé telle une hyène.
Doute
Doha al-Kahlout
Le doute est la maladie de la solitude et la fin des questions.
La main du doute s’élargit, elle me porte et trempe mon esprit dans le feu.
Jumana Mustafa
Que celle qui conçoit le doute se présente et dise : « Me voici ! »
Je lui vendrai une griffe.
Réalité
Niamat Hassan
Une jeune fille essaie de se rappeler le sens de sa féminité.
Enfants
Maya Abu Alhayyat
Les enfants qui grandissent en prison.
Samer Abou Hawwash
Les enfants voient l’amour de l’ange debout au loin les mains en forme de cœur.
Refaat Alareer
Un cerf-volant,
Pour les enfants de Gaza qui attendent sous le ciel à jamais un père une mère
Haydar al-Ghazali
J’ai honte de mon corps quand je passe près d’une femme qui ramasse les restes de son enfant.
Culpabilité défaite colère
Tarik Hamdan
Voici le mot regret en arabe, je l’épelle à l’envers, ça donne : « ville ».
La défaite que l’on tente de chasser avec un poème.
Nous sirotons notre café en enfer
Et le monde palabre.
Haydar al-Ghazali, à 20 ans, ce tout jeune homme écrit :
Je rêve d’une mort fulgurante,
Je rêve qu’une roquette m’atteigne dans mon sommeil.
Guerre mort sang douleur larmes
Hend Jouda
Bonjour la mort,
Ô vie !
Alia Kassab
Je suis trop en colère pour me préoccuper des bombes.
Je ne ressens aucun effroi.
Que serais-je sans ma rage ?
Ashraf Fayad
La douleur est un tout indivisible.
C’est une masse lourde, épaisse,
Une entité réelle, indépendante,
Extrêmement dure.
Langue poésie poème
Samer Abu Hawwash
La langue comme terrain de lutte.
Cette langue dont la simple prononciation et la moindre trace sont devenues une torture.
Nida Younes
Je ne veux pas retrouver mon savoir
Quand j’écris dans une nouvelle langue.
Youssef Al-Qidra
Les poètes sont des martyrs vivants.
Asmaa Azizeh
Je pense à ma tête vide comme une grotte.
Je pense à cette vie affreuse dont je dois me fourrer la tête pour obtenir un poème.
Amour
Haydar al-Ghazali
L’histoire oubliera l’amoureux qui rêvait de vivre dans le cœur de sa bien-aimée et qui cherche en vain sa sépulture pour y déposer une rose.
Alia Kassab
Je veux avoir des enfants de l’amour,
Sans résistance.
La cité pénétrée dedans dehors,
Entre l’appel de la prière
Et celui des amants.
Asmaa Azaizeh
Au mur de la solitude,
L’amour à sens unique.
L’amour a déchiré ma peau,
La guerre a déchiré la tienne.
§ §
Mes remerciements à M. Abdellatif Laâbi, ici à droite en compagnie de Mohammed El Amraoui durant une pause à la cafète du Marché, pour ces moments privilégiés et baignés du sens de l’humanité et du partage autour de la poésie du monde.
§
[1] En 2025, Raif est en semi-liberté. Sorti de détention en 2022, il n’est pas autorisé à quitter son pays, ni à publier.
*