Refaat ALAREER Gaza Writes Back

Réponses de Gaza

Un récit palestinien

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QUAND L’AUTEUR SE RACONTE

Les contes, en Palestine, sont sacrés, surtout en des temps difficiles où raconter des histoires est réconfortant. Nos mères et nos grands-mères en sont les principales sources dans chaque famille.

Comme tout Palestinien, j’ai été bercé par les contes, et j’ai appris dès mon plus jeune âge qu’il était égoïste et même dangereux de les garder uniquement pour soi. Si je me permettais d’occulter un récit, j’aurais l’impression de trahir ce qui m’a été transmis, ainsi que ma mère et ma grand-mère. Ma patrie.

Cet essai, Gaza Writes Back, décrit le processus créatif d’une série de courts récits, ou nouvelles, appartenant à de jeunes auteur.es palestinien.nes, dont le talent le plus précieux est l’appétit de vivre.

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OPÉRATION PLOMB DURCI : « QUI A CRÉÉ LES JUIFS ? »

Il y a plus de cinq ans de cela, durant les années 2008/2009, a eu lieu l’Opération « Plomb durci » : une vaste offensive militaire d’Israël sur Gaza qui a duré vingt-deux jours. Ma fille, Shymaa, alors âgée de cinq ans, nous a posé une question, à ma femme et moi, qui depuis me turlupine, d’autant plus que je me l’étais déjà très souvent posée auparavant. Au milieu du bruit des bombardements et des odeurs de poudre, sa question, de sa petite voix tremblante, nous a fait comme un choc. « Qui a créé les Juifs ? » nous demanda-t-elle en nous fixant alternativement du regard, attendant une réponse de notre part. Pendant un instant, incapables de lui répondre et à court d’idées, nous en sommes restés cois. En y réfléchissant, je lui ai proposé de lui raconter une histoire, et à partir de là plusieurs autres ont suivi.

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Bien que je ne lui eusse pas répondu, j’avais compris qu’en l’espace de quelques semaines seulement Shymaa avait suffisamment mûri pour être en mesure de poser cette question d’une telle profondeur. Il avait dû lui venir à l’esprit que le Dieu de Miséricorde et d’Amour, enseigné au jardin d’enfants et qui d’habitude dans les histoires que lui racontait sa maman sauvait les vertueux, ne pouvait être le même Dieu que celui qui avait créé des machines meurtrières, qui de nuit comme de jour depuis des semaines n’apportaient que mort, chaos, destruction, larmes, souffrance et terreur, les obligeant, elle et son petit frère, à se réveiller la nuit si souvent en panique. Sa conception de Dieu n’intègre pas qu’il ait pu créer un peuple capable de briser les vitres de notre maison et qu’on ait pu — ça m’est arrivé avant-hier —, tirer sur son père pendant qu’il remplissait d’eau des jerricans sur le toit durant le cessez-le-feu.

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L’opération « Plomb durci » a fait plus de 1400 tués du côté palestinien et en a blessé des milliers, dont la plupart sont des enfants, des femmes et des personnes âgées. Beaucoup de ces blessés sont maintenant handicapés à vie, et les martyrs laissent souvent derrière eux des veuves et des orphelins. Il y a cinq ans, Israël a détruit plus de 6.000 habitations. Plus de 20.000 Palestiniens se retrouvèrent sans abri, dont la plupart furent obligés de se déplacer pour la énième fois. Le siège de Gaza imposé par Israël, et qui n’est pas terminé, paralyse tous les aspects de la vie quotidienne. Toutes les infrastructures sont visées, écoles, universités, entreprises, maisons, jusqu’aux champs. Chacun d’entre nous est une cible potentielle. Une maison peut être soufflée en un quart de seconde. À Gaza, penser être au bon endroit et au bon moment est une vue de l’esprit. Tout Gaza est la cible d’Israël et de son arsenal militaire si sophistiqué. Pour les Palestiniens, il est clair comme de l’eau de roche qu’Israël s’attaque délibérément et systématiquement à la vie comme à l’espoir, en s’assurant qu’après chaque offensive nous n’ayons plus rien à quoi nous rattacher. Ils veulent nous réduire définitivement au silence.

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RACONTER DES HISTOIRES

Les cinq années qui ont suivi l’opération « Plomb durci » ont été les plus productives de ma vie. Je venais d’obtenir un MA (Master of Arts) à l’University College de Londres, et j’enseignais la littérature tout en animant un atelier d’écriture à l’Université islamique de Gaza, où j’ai eu l’opportunité de prendre une part active à la lutte pour nos droits pour un État palestinien. Ce poste m’a offert la chance de travailler parmi les plus brillants étudiants de Palestine. Beaucoup d’entre eux ont contribué à « GAZA WRITES BACK », une anthologie de courts essais pour lesquels il m’a fallu plus d’une année pour les éditer. Nous voulions donner de la visibilité à la littérature palestinienne, aussi bien à travers sa créativité que dans sa résistance à Israël pour ses injustices, son racisme et sa brutalité. Mais afin d’expliquer comment j’en suis arrivé là, il faut d’abord comprendre ce que signifient ces essais.

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Je me souviens particulièrement comment j’ai passé une trentaine de jours, durant le second trimestre, à croire qu’il y aurait une vie après l’offensive. J’étais en train de relire Robinson Crusoé de Daniel DEFOE. Il m’apparut alors pour la première fois que l’histoire de Vendredi était assujettie par l’arbitraire colonial et suprémaciste d’un esprit dominateur prenant possession d’une terre qui ne lui appartient pas. Le discours impérialiste de Robinson Crusoé ne m’a jamais autant révulsé que lorsqu’il dit : « Mon île désormais peuplée, mes sujets faisaient ma richesse parce qu’ils m’étaient parfaitement soumis. J’étais leur maître absolu, je décidais des lois et ils me devaient leurs vies, qu’ils devaient être prêts à sacrifier pour moi ». Vendredi, pensais-je, aurait pu raconter différemment cette histoire s’il avait pu s’exprimer. Nous, Palestiniens, ne devons jamais être des valets, pour personne, et nous devons posséder notre propre narration et écrire nous-mêmes notre histoire, car nul ne peut aussi bien que nous décrire l’immense affliction ainsi que la souffrance de notre expérience. Si l’apartheid imposé par Israël doit être combattu, son discours doit aussi être dénoncé en lui opposant le nôtre.

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Je mesurais alors la sagesse de ma mère, qui pendant des années nous avait bercés, nous ses enfants, avec ses contes. Combien de fois n’avais-je pas bougonné, du genre : « Tu nous racontes toujours la même histoire », vu qu’elle nous la récitait encore et encore. En réponse, ma mère, qui a donné naissance à quatorze enfants — huit garçons et six filles, sachant que je suis le deuxième —, a commencé à introduire dans sa narration de nouveaux détails, plus intéressants, mais aussi en affinant ses descriptions afin d’atteindre son objectif. Du coup, ses histoires sont devenues bien plus passionnantes. Ma mère, pourtant peu encline aux compromis, avait dû réaliser que le but n’était pas tant que nous restions tranquilles, mais qu’il pouvait contribuer à corriger nos fautes, comme par exemple nous faire manger des légumes parce que dans une histoire un garçon qui refuse de le faire et qui est si faible et léger est enlevé par une mouche géante. (Ça m’en rappelle une autre dans laquelle une maman demande à son paresseux de fils de sortir pour voir s’il pleut. « Quand le chat rentrera, répond-il à sa mère, nous verrons bien si ses poils sont mouillés »). Quand elle nous raconte une histoire, notre mère, qui est plutôt du genre à faire mille choses à la fois, est alors totalement à ce qu’elle fait. Le récit se joue sur les traits de son visage, dans le ton de sa voix et jusqu’à ses gestes, qui ajoutent une certaine solennité à son expression radieuse. Parce qu’elle croyait dans ses histoires, qui font désormais partie de notre vie. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé à quel point ma mère croyait à leur pouvoir ; comme elle savait qu’il existait différentes manières de les raconter sans en modifier le sens. D’ailleurs, il lui arrivait d’insister pour que nous lui en racontions à notre tour, ou bien même de reprendre l’une des siennes. Ces histoires conféraient à ma mère une certaine autorité. Elle pensait que les voix les plus isolées couraient un grand danger. Et c’est vrai que pour nous, enfants de la première intifada, les récits de ma mère et ceux de nos grands-parents nous réconfortaient et nous guidaient dans ce monde aveugle contrôlé par des militaires et leurs armes meurtrières. Dans un sens, cette situation est responsable de ce qu’est devenue la personne que je suis aujourd’hui, bien que peu de gens eussent prédit que ce lanceur de pierres si téméraire durant la première intifada allait un jour entreprendre des études universitaires.

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En dépit des attaques, ou plutôt à cause d’elles, je me suis retrouvé à raconter aussi des histoires à mes trois enfants, Shymaa, Omar et Ahmed, soit celles que ma mère me racontait, ou d’autres ayant les mêmes thèmes et dans lesquels je fais jouer mes enfants, leur faisant incarner des rôles de héros et de sauveurs. Rien ne nous déconcentre, mis à part les “Boum ! Boum !”. C’est ainsi que je passe le plus de temps, en tâchant de nous tenir dans la pièce la moins exposée aux tirs « aléatoires » d’Israël. Les histoires que je raconte à mes enfants et à ceux de mon frère, tous agglutinés et réchauffant la chambre rien qu’avec leur souffle, sont pour eux autant de moments plaisants qu’éducatifs. C’est comme ça en Palestine, les histoires vont et viennent. Tu as envie d’en raconter une, et aussitôt elle arrive. Les personnages se rassemblent et, au grand étonnement du conteur lui-même, tout se met en place. Par exemple, s’il est question de charité à la maison, l’histoire ira dans ce sens. Même si les héros souffrent ou meurent à la fin, leurs aventures constituent des enseignements et sont des sources d’inspiration pour nos propres vies. Ils sont l’un des ingrédients de l’irréductibilité dont font preuve les Palestiniens.

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Qui veut la fin veut les moyens. Raconter des histoires à mes enfants, c’est autant pour les distraire que pour les éduquer, et ainsi je me sens plus proche de ma mère, de son vécu et du souvenir de mes grands-parents. Ces contes sont ma fenêtre ouverte sur la mémoire de ma mère, sur mon passé, sur ces lieux où je suis né, là où elle vaquait, nous protégeant au quotidien dans cette pièce sécurisée par mon grand-père, il y a des années de cela et avant qu’Israël n’envahisse Gaza pour la première fois. Mes cheveux se dressent quand je l’entends me dire toutes les fois où elle et les siens ont frôlé la mort et ce qu’ils ont enduré. À la seule idée d’imaginer ma mère bravant la mort simplement pour revenir de courses à la maison, j’en suis retourné. Un jour où elle se rendait à l’école, nous avait-elle raconté, une bombe  a explosé à quelques mètres seulement d’où elle se trouvait. Le lendemain, elle se leva et reprit le chemin de l’école comme si de rien n’était, sans se préoccuper des bombes ni de leurs conséquences. En survivant à la brutalité de l’invasion israélienne, ma mère n’en a pas moins sauvé son imaginaire. Pendant l’offensive, sous les bombardements, je lisais, je racontais des histoires. C’était ma façon de résister, et c’était à peu près tout ce que j’étais en mesure de produire. C’est à partir de ce moment-là que j’ai décidé de consacrer une partie de ma vie au récit palestinien en enrichissant nos techniques narratives et en encourageant les plus jeunes à s’engager dans cette voie.

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REPONSES DE GAZA

Au lendemain de l’offensive israélienne, encore recouverte des cendres de la terreur et de la mort semées par l’opération « Plomb durci », Gaza dut reprendre le cours des choses; sauf que cette fois-ci les histoires à raconter seraient celles des cadavres, des orphelins et des maisons en ruines. Je retournai aussitôt faire classe à mes étudiants au Département de Littérature anglaise de l’Université de Gaza, nouvellement équipée d’un laboratoire sophistiqué, quand je vis qu’il venait d’être bombardé. Partout des cicatrices. Tout le monde pleurait un être cher. J’invitai mes étudiants, mes amis à écrire sur ce qu’ils venaient d’endurer, ceci afin qu’ils  témoignent de la désolation causée par l’offensive. « Nos écrits nous survivront, leur disais-je, et nous avons l’obligation de transmettre cette mémoire, aussi bien pour nous-mêmes que pour le monde. Notre raison de vivre est dans la transmission du récit de nos pertes, de notre survie, et de notre espoir. »

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L’idée, c’était de commencer à partir d’expériences personnelles, c’est-à-dire comme dans l’autobiographie et d’écrire des tranches de vie réelles, pour ensuite seulement les retranscrire de manière romanesque, comme dans l’écriture de nouvelles. Certains n’y parvenant pas, il a fallu d’abord qu’ils prennent conscience de leur situation personnelle, ceci afin qu’ils aient suffisamment confiance en eux. Il leur fallait comprendre que raconter leur histoire était non seulement de la création, mais également un acte de résistance à l’oppression. C’est en passant par là qu’ils ont pu entrer en écriture.

Ils avaient tout pour devenir la voix d’une génération

Grâce à leurs articles et à leurs récits, ils ont dès lors pu essaimer et devenir la voix de leur génération. Lire, conter, raconter des histoires est d’une immense signification pour nous, Palestiniens, et les écrire est de la plus haute importance. Il est grand temps de forcer l’embargo intellectuel imposé par Israël depuis des décennies, comme il est également urgent de nous libérer psychologiquement et de pouvoir parler autrement qu’en arabe aux autres nations afin que notre parole soit entendue et comprise.

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Trois ans après l’opération « Plomb durci », j’avais réuni une dizaine de nouvelles écrites aussi bien par mes étudiants que par des amis. Je les ai utilisées dans mes ateliers d’écriture et dans ma classe de littérature pour montrer aux  étudiants que ces exercices étaient à leur portée. Plus j’avais d’histoires, plus je pensais qu’elles se devaient d’être publiées. Quand l’éditeur JUST WORLD BOOKS me proposa d’éditer les textes publiés sur mon blog, une compilation de nouvelles me parut plus judicieuse. J’ai donc lancé un appel sur le campus de l’université de Gaza, sur Facebook et sur Twitter, et j’ai reçu des douzaines de propositions. La maturité et la diversité de ces textes m’ont épaté. Cependant, je ne souhaitais retenir que vingt-trois d’entre eux pour répondre aux vingt-trois jours de terreur que nous avions subis au cours de l’opération « Plomb durci ». Je voulais des témoignages où la vie se serait confrontée avec la mort, où l’espoir aurait vaincu le désespoir, et où le désintéressement aurait triomphé de l’égoïsme. Les vingt-trois récits choisis pour illustrer Gaza Writes Back attestent de l’une des plus brutales occupations que le monde a connues. Ce potentiel réuni dans un livre, des voix de Palestine s’élevaient enfin. Leurs récits devenaient une source d’enseignement aussi bien pour les Palestiniens eux-mêmes que pour une audience plus lointaine. Tous ces jeunes écrivains défendent fermement l’importance du partage de leur expérience, parce que c’est pour eux, et pour nous tous, une obligation morale que d’informer le monde de la crise et du sort que l’occupation israélienne nous fait vivre. Dans Gaza Writes Back, les auteurs palestiniens prennent la parole et le livre est la scène où se produisent quelques-unes des voix de Palestine. Leurs textes sont autant des actes de résistance que des défis qui proclament l’endurance d’un peuple, sa résilience et la créativité de sa culture malgré les obstacles récurrents et les nombreuses tentatives pour nous annihiler.

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À chaque fois que je me consacre à la lecture des textes qui me sont soumis, qu’ils relatent la tragédie qui sévit tout autour de nous quand les missiles pleuvent, ou que nos domiciles subissent des assauts, que ce soient les mauvais traitements subis par les réfugiés, ou bien même s’il s’agit d’une histoire d’amour avortée à cause des règles coutumières, toutes ces histoires traduisent le quotidien auquel le peuple de Gaza doit faire face. Une évidente frustration hante le livre ; les personnages sont tiraillés entre leur condition et leurs aspirations — plusieurs textes évoquent pathétiquement le violent désir de retrouver la maison familiale et ses biens après des années d’exil. Même les inégalités sociales à Gaza sont explorées. Certains récits sont particulièrement insoutenables, tant leur réalisme est décrit de manière intense, révélant la gravité de la situation vécue par les victimes des bombardements, et tout particulièrement leur impact sur les populations les plus jeunes. Par ailleurs, certaines histoires explorent des sujets propres à la société palestinienne, comme par exemple les divisions internes ou les discriminations, voire l’esprit de domination chez les plus âgés.

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Cinq ans après l’opération « Plomb durci », ces récits, où la souffrance est omniprésente, nous rappellent toujours à quel point ces attaques auront stigmatisé le peuple palestinien. Toujours est-il, quand bien même les recours à la justice doivent persister, que tous ces jeunes auteurs refusent que leur terre, leur peuple et leur histoire, ni eux-mêmes, soient abandonnés.

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Écrire  pour être lu au-delà du monde arabe

Les vingt-trois nouvelles contenues dans Gaza Writes Back ont été écrites en anglais. Beaucoup de Palestiniens, jeunes et moins jeunes, écrivent de la fiction ou de la poésie en langue arabe, mais en comparaison très peu utilisent l’anglais. Trop souvent, les discours autour de la situation palestinienne proviennent de sources étrangères. C’est pourquoi nous avons urgemment besoin de prendre l’initiative pour rendre audibles nos rêves, nos opinions, nos souffrances et tout ce qui nous concerne, en anglais. Nous ne pouvons accepter de laisser le récit palestinien aux mains des médias occidentaux, lesquels nous trahissent en adoptant généralement les points de vue et le discours israéliens. On a vu, aussi, comment certains pro-Palestiniens se sont montrés infondés dans leur appréciation de nos calamités. En réduisant la cause palestinienne à une crise humanitaire, plutôt qu’à dénoncer l’occupation israélienne, le peuple reste privé de ses droits les plus fondamentaux et continue d’être quotidiennement exposé au racisme et à l’humiliation. Promouvoir le livre vers une audience élargie qui dépasserait le lectorat arabe fut la raison essentielle de l’utilisation de la langue anglaise dans Gaza Writes Back.

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Pendant leur traduction, les œuvres littéraires perdent inévitablement une partie de ce que l’auteur voulait initialement exprimer. Pour éviter cela, nous nous efforçons d’acquérir les aptitudes nécessaires pour écrire en anglais. Ainsi, nous réalisons ce livre afin d’influencer les auteurs pour qu’ils s’expriment dans cette langue, en espérant qu’ils puissent avoir une plus ample production littéraire en établissant des relations internationales. Je suis confiant, le buzz généré par Gaza Writes Back  et le déplacement pendant le “US book tour” vont encourager beaucoup d’entre nous à s’engager dans cette voie, pour la Palestine. Quatre mois seulement après sa publication, nous avons déjà le projet de le traduire en arabe (une traduction existe déjà en malaisien). J’espère que d’autres projets de traductions d’œuvres littéraires palestiniennes émergeront, que ce soit en anglais ou dans d’autres langues.

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POURQUOI LA FICTION ?

Le livre présente un panorama de textes ayant la fiction pour dénominateur commun. Les textes font écho à une tendance littéraire chez les jeunes auteurs de Palestine. Ils montrent comment ils sont traduits, et de quelle manière ils transcendent les statistiques, les faits et les chiffres. Ces auteurs, qui écrivent quotidiennement sur l’actualité, tendent à les transposer en récits. La littérature a la faculté de nous changer, de nous faire grandir ; elle connecte les peuples à travers le temps et l’espace. En même temps, ces nouvelles sont profondément enracinées dans une réalité qui, pour des civils ayant pourtant l’expérience de la guerre, peut être plus effrayante et plus irréelle encore que la fiction. Les histoires donnent du sens à notre passé et nous relient à lui, comme elles témoignent de notre présent. Elles peuvent aussi être des rêves à atteindre. Chez les Palestiniens, grands amateurs de contes grâce à la tradition orale, ces nouvelles sont en elles-mêmes le thème principal du livre Gaza Writes Back, dont ses auteurs savent pertinemment que leurs textes transcendent nos expériences individuelles. « Répondre » est aussi une profession de foi, d’espoir et de résistance car il est de notre devoir d’éclairer les peuples aveuglés et désinformés par l’État d’Israël à cause de ses milliards qu’il consacre à sa « HASBARA », dont les plaidoyers diplomatiques et propagandistes trompent l’humanité.

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UN RECIT PALESTINIEN

Pas une famille gazaouie n’est à court d’histoires sur les anciens temps de la Palestine, que les jeunes générations n’ont pas connus. Grâce à ces récits, une Palestine demeure en nous et ne demande qu’à revivre ; une Palestine où coexistent tous les peuples, sans distinction de couleur, de religion ou de race ; une Palestine dans laquelle le mot « occupation » cesserait de signifier la mort, la destruction, la douleur, la précarité, la solitude et les privations, soit toute cette souffrance qu’Israël sème sur ce monde. Ces horreurs, parmi tant d’autres, sont pourtant décrites par de jeunes écrivains palestiniens en quête de leur terre ancestrale, dont ils réussissent à faire un tableau empreint d’une grande beauté, leur élan littéraire leur permettant les métaphores les plus réalistes. Les martyrs, les larmes, les bombes, les gémissements, le récit palestinien transcende tout cela.

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Si Gaza Writes Back conteste le bien-fondé des messages produits par Israël sur la Palestine, ce n’est qu’une des nombreuses raisons pour lesquelles cette compilation a été éditée. L’acte d’écrire préserve la mémoire autant qu’il témoigne de l’expérience, mais c’est aussi une manière de résister à la colonisation, et aux colons eux-mêmes. Même si nous n’écrivons pas systématiquement sur l’occupation et l’injustice, notre littérature en est fortement imprégnée. Comme tant d’autres populations ayant connu les affres de l’occupation, nous suivons les règles décrites dans le Manifeste de Chinua ACHEBE.

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Nous incarnons la Palestine d’aujourd’hui. Nous n’écrivons pas pour mendier nos droits, ni même pour une vie meilleure, mais pour assumer notre responsabilité envers nous-mêmes, envers les autres et pour les générations futures. De toutes les manières, le combat que nous menons pour notre terre et pour nos droits s’effectue autant en usant de la métaphore que du verbe. La réalité de la colonisation avait très tôt donné naissance à une poésie et à de nombreux récits ; ce fut d’ailleurs la forme prise par les premières manifestations pour la libération de la Palestine. Ces Réponses de Gaza sont une arme pour contrer la propagande israélienne qui fait fi de notre présence sur notre propre territoire, en ignorant les racines d’un peuple censé n’avoir jamais existé ni devoir survivre. À travers ce livre, nous ne clamons pas uniquement le fait que nous existons bel et bien, nous nous projetons vers l’avenir.

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VIRTUELLE PALESTINE

Dans Gaza Writes Back, l’ordre des nouvelles va des récits les plus denses jusqu’à des textes plus longs, plus complexes, qui vont de l’allégorie à la petite histoire pour l’heure du dodo. Cette sélection va au-delà de la littérature et cherche à dépeindre, en un seul « chant », l’âme palestinienne : car pendant que Gaza endure le siège mis en place par Israël lors de ses différentes offensives, la Cisjordanie et Jérusalem font la douloureuse expérience du mur et de ses checkpoints. Les Palestiniens de 1948 ont dû souffrir l’apartheid imposé par Israël, ainsi qu’une cinquantaine de lois discriminant les non-juifs du territoire ; quant à ceux de la diaspora, ils doivent endurer le fait que le simple achat d’un billet de retour leur est impossible. Dans les Territoires occupés, dont Gaza fait partie, les déplacements sont restreints, à tel point que la plupart des auteurs de ce livre ne connaissent même pas les autres régions de la Palestine. Internet leur permet toutefois — grâce aux réseaux sociaux et aux sites pro-palestiniens, dont par exemple ELECTRONIC INTIFADA et MONDO-WEISS  — de rencontrer et d’interagir avec des Palestiniens de la diaspora, de Jordanie, de Jérusalem, et avec ceux des territoires occupés depuis 1948. Ensemble, les écrivains et les défenseurs de la Palestine rassemblent les fragments de leur histoire, alors qu’Israël, avec le soutien des puissances occidentales, tente de les disperser pour mieux les réduire à néant. D’autres contributeurs, refusant l’idée reçue que Gaza est une entité séparée, écrivent sur des situations dont ils n’ont aucune expérience, comme le mur, les checkpoints et les colonies. Gaza Writes Back se fait entendre et tisse des liens avec des Palestiniens que nous n’aurions jamais pu rencontrer sous un tel apartheid.

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Pour les Palestiniens, raconter une histoire signifie « se souvenir » et faire en sorte que les autres se souviennent également. Dans Gaza Writes Back, il y a des auteurs qui ne voudront jamais oublier et qui se focalisent sur de menus détails afin de les graver dans leur mémoire, et d’autres qui réussissent à saisir au milieu des atrocités de rares instants d’espérance. Parce que le passé façonne notre monde, lui donner un écho sous forme de récits est un acte de résistance à une occupation qui met tout en œuvre pour séparer la Palestine des Palestiniens en effaçant toute trace de leur existence commune. Les récits condamnent l’oubli. Même quand un personnage meurt, son souhait ultime est que d’autres racontent son histoire, exactement comme Hamlet, juste avant de passer de vie à trépas, confie à son ami Horatio la mission de perpétuer sa mémoire.

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LES AUTEUR.ES

Les auteur·es de Gaza Writes Back  sont tous très jeunes. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux mènent des campagnes de prévention locales ou internationales dans le but de dénoncer les problèmes et les souffrances supportés par la population à cause de l’occupation israélienne. Ils peuvent tout aussi bien lancer des pierres qu’utiliser des marteaux piqueurs contre les murs ; ils administrent un nombre incalculable de pages Facebook, de comptes X-twitter et de blogs ; ils sont le mouvement BDS (Boycott, Divestment, and Sanctions). Ils et elles sont les combattant.es de la paix. Non seulement la jeunesse a besoin d’être entendue, mais elle est porteuse d’une parole et d’une vision d’avenir. Malheureusement, cette jeunesse a été écartée des médias à cause des dirigeants palestiniens. Ce livre lui redonne la place primordiale qu’elle mérite et qui lui revient dans le combat pour la libération de la Palestine et pour une société meilleure.

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Parmi les quinze auteur.es du livre, une douzaine sont des femmes parce que sur le terrain elles se rendent plus visibles grâce aux réseaux sociaux, et parce qu’elles écrivent plus souvent en anglais que leurs alter ego masculins. Cela montre que le rôle des femmes palestiniennes est devenu déterminant ces dernières années, en résistant à l’occupation et en militant pour la préservation de l’identité palestinienne, ou bien dans la construction d’une société palestinienne plus ouverte grâce à l’égalité des hommes et des femmes. La place qu’elles occupent dans la bataille pour la Libération de la Palestine est indéniable. Comme une vague féministe, ces jeunes auteures contribuent autant par leurs récits que par leur manière révolutionnaire de combattre. Les portraits qu’elles décrivent sont puissants, indépendants, intellectuels et entreprenants — dans des récits comme « L for Life » de Hanan HABASHI ; « Toothache in Gaza » de Sameeha ELWAN, et « Lost at Once » de Elham HILLES, leur rôle ne s’arrête pas à donner naissance à de futurs combattants de la liberté.

Elles sont les combattantes de notre liberté

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Si grâce à Gaza Writes Back de jeunes talents éclosent, au côté d’un mouvement aussi influent que BDS, le livre leur permet de sensibiliser le public sur les droits des Palestiniens. Comme le dit Abu SALEM dans  House : « Ils [les Israéliens] verront de quel bois on se chauffe ». Je veux aussi qu’ils se questionnent. Autant BDS encourage les Palestiniens en mettant la pression sur l’État d’Israël pour qu’il cesse ses violations des droits de l’homme, de même la publication d’un livre de nouvelles encourage ses auteurs en diffusant leurs écrits dans le monde entier. Autre exemple de la part d’Israël de limiter la diffusion de livres et de prévenir tout mouvements d’étudiants ou d’auteurs, Sarah ALI, l’une des contributrices de Gaza Writes Back, n’a pas pu quitter le territoire pour participer à un voyage autour du livre aux États-Unis, alors qu’elle avait son visa. De surcroît, il y a quelques semaines à l’aéroport Ben Gurion, les autorités israéliennes ont confisqué et détruit des exemplaires de Gaza Writes Back, alors qu’ils faisaient partie d’un convoi américain pour Gaza.

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CINQ ANS PLUS TARD…

Gaza Writes Back révèle l’histoire de notre terre natale. Nous aimons son histoire parce qu’il s’agit de notre patrie, et nous aimons d’autant plus notre patrie qu’elle est notre histoire. Et aujourd’hui, cinq ans plus tard, Israël n’a pas cessé d’exercer sa politique inhumaine contre les Palestiniens. Régulièrement, la violence de sa part augmente et à chaque fois le gouvernement israélien viole les trêves, assassine, coupe les signaux de télévision avec ses drones, ou nous envoie ses F16 américains et leurs sempiternels bombardements. Et je lis toujours la même question dans les yeux de ma fille, Shymaa. Si cinq années se sont écoulées depuis “Plomb durci”,  Israël ne m’a toujours pas donné la moindre chance de lui expliquer que nous avons le même Dieu, ni quand nous pourrons voir la fin de cette folie et de cette violence, malheureusement générées par une main démoniaque trop humaine qui ne s’arrêtera que lorsqu’Israël cessera son occupation et toute brutalité envers les non-juifs.

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Cinq ans plus tard, Gaza Writes Back nous a menés, plusieurs auteurs et moi-même, aux États-Unis. Nous y avons rencontré d’autres Palestiniens ainsi que des activistes pro-palestiniens, dont certains étaient eux-mêmes juifs. Ce voyage, sponsorisé par l’éditeur JUST WORLD BOOKS et par l’AFSC (The American Friends Service Committee), a duré du 27 mars au 24 avril 2014. Il avait été organisé dans le but de faire entendre la voix de jeunes Palestiniens et de faire connaître la littérature palestinienne. Si Sara ALI ne fut pas autorisée par le gouvernement israélien à nous rejoindre, j’ai pu voyager avec Yousef ALJAMAL et Rawan YAGHI, qui comme moi recherchent les moyens d’étudier en dehors de Gaza. Pendant notre séjour, nous avons échangé dans plus de dix états et avons rencontré des Palestiniens de la diaspora, qui pour la plupart sont nés et ont grandi aux États-Unis. Nous avons également rencontré de nombreux activistes pro-palestiniens et, c’est très important, des activistes juifs antisionistes engagés dans les mouvements de libération de la Palestine. Nous sommes aussi entrés en contact avec des jeunes gens très prometteurs d’une organisation africano-américaine à Chicago, qui nous ont fait part des violences policières contre les gens de couleur, et du mur trop souvent invisible du racisme, avec lequel ils doivent composer. Des centaines de personnes de toutes conditions sont venues entendre les jeunes voix de la Palestine, que ce soit dans des églises, des synagogues, des librairies ou bien même chez des particuliers. Nous avons parlé de politique, de littérature, de la vie, de la nourriture et de l’eau, de la résistance, du futur, du racisme, du féminisme et de justice. Ce voyage est la preuve que la fiction est universelle et que la littérature dépasse les frontières en nous renvoyant à ce que nous sommes réellement, et je citerai Edward W. SAÏD qui a écrit :

« L’humanisme est la seule — je dirais même la dernière — résistance en notre possession contre les actes inhumains et les injustices qui dépravent l’histoire de l’humanité. »

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Grâce à ces déplacements, je peux maintenant affirmer à Shymaa que non seulement nous sommes exposés à une occupation et à la répression, mais que nous sommes également astreints au confinement et à la ségrégation. Je lui dirai que l’on veut nous faire croire que le conflit se situe entre les juifs, les chrétiens de Palestine et les musulmans. Mais je lui dirai aussi qu’Israël construit des murs et des checkpoints pour nous emprisonner à l’intérieur de sa fiction. Je lui dirai que pendant mon  voyage j’ai appris que des juifs aussi en sont les victimes et que le judaïsme a été détourné par le sionisme. Je dirai à ma fille que nous devons mûrir et nous engager vers de nouvelles perspectives, parce que le combat pour la Palestine est un combat universel qui demande d’être mené aussi bien nationalement que globalement. Dans La bataille pour une justice en Palestine, Ali ABUNIMAH pose le postulat suivant : « La lutte pour les droits de l’homme en Palestine doit être reliée à celles exercées pour ces mêmes droits aux États-Unis comme partout ailleurs. »

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Maintenant, quand je raconte une histoire à ma petite fille, j’ai en mémoire l’accueil chaleureux de nos généreux hôtes juifs à Atlanta, dont leur adorable petite fille, Viola, âgée de cinq ans, m’interrogeait sur les illusions d’optique. Je n’ai pas pu lui répondre. À chacune de ses interrogations, je pensais à Shymaa et aux centaines de milliers d’enfants privés du droit fondamental à une vie décente. Je pense qu’un jour viendra où nous trouverons dans nos cœurs la force de pardonner aux dirigeants israéliens (quand bien sûr l’occupation sera abandonnée, quand l’apartheid sera aboli, quand la justice prévaudra, quand l’égalité des droits sera garantie pour toutes et tous, quand les réfugiés seront rentrés chez eux et quand toutes les réparations auront été faites). Mais je ne crois pas que nous leur pardonnerons la vie anormale qu’auront eue nos enfants, qui auraient dû nous amuser avec leurs questions sur les illusions d’optique plutôt qu’à nous demander qui a été tué aujourd’hui ou si ce bruit est celui d’une bombe israélienne ou d’une roquette de la résistance. Je veux que mes enfants planifient leur avenir, plutôt qu’ils s’en soucient, et qu’ils soient capables de dessiner des plages ou des champs sous un ciel bleu avec un soleil en haut à droite, plutôt que des bateaux de guerre, des colonnes de fumée, des avions de chasse et des armes. Espérons que les nouvelles contenues dans Gaza Writes Back puissent aider mes filles et leur apporter consolation et réconfort en attendant que la Palestine soit libérée.

Jusque-là, je continuerai à leur raconter des histoires et si je meurs…

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Source : Publication de « UNIVERSITY OF HAWAII PRESS », éditeur universitaire affilié à l’Université d’Hawaï, Honolulu. Traduction française : Michel Pommier, 2024.

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Just World Books https://justworldbooks.com/books-by-title/gaza-writes-back/

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