Préparation à la violence I

Dans notre série d’entretiens avec les membres de Résurgences, section paramilitaire du mouvement Elévation Civile, active dans les années 2020 pendant cette période de notre histoire que l’on appelle : « Lutte Civile ».

Nous sommes aujourd’hui chez Jacques Regain, dit « Vlan », 81 ans, qui fut durant toute la Lutte Civile l’un des fers de lance de la refondation démocratique.

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Luc Lejour : Jacques, comment est né Résurgence ?

Jacques Regain : C’est venu de quelques universitaires engagés qui se sont réunis sur les places des grandes villes, comme celle de la République à Paris ou même chez nous à Tours, une ville d’habitude assez endormie, pour tenter de mettre fin à un totalitarisme grenouillant la société. On en pouvait plus de leur fameuse alternance. Ce n’était plus qu’un parti bicéphale dont les deux intelligences collaboraient ensemble pour le malheur d’un peuple qui glissait tout doucement vers la pauvreté et surtout vers un verrouillage de ses libertés fondamentales.

Luc Lejour : Il n’y avait donc que des étudiants ?

Jacques Regain : Évidemment non, il y avait aussi des syndicats et des partis qui chaperonnaient toute cette jeunesse et qui tiraient quelques ficelles et des marrons, mais ils ont été vite dépassés par l’ampleur de la contestation qui s’est aussi retournée contre eux. Moi, j’étais plutôt là pour la baston. J’en avais rien à foutre de la loi connerie ou je ne sais plus comment elle s’appelait. Et puis, avec mon pote Karim, on s’est pris au jeu, on a écouté leurs nuits debout et on a même parlé au micro. Bon, j’étais assez branleur à l’époque, j’avais arrêté pharma en cours de troisième année et j’étais parti faire ma vie dans le bâtiment parce que je n’avais pas envie de reprendre l’entreprise de mon père. J’étais assez en rupture avec le modèle familial, si tu veux. En tous les cas, prendre un coup de matraque sur le coin de la gueule c’était pas pour me faire peur. J’en prenais des plus durs au boulot sur des chantiers à me prendre la tête avec des gros fachos qui faisaient chier les sans-papiers. Et puis le boulot c’est le boulot, c’est vrai que question hiérarchie fallait pas non plus tout donner aux patrons.

Luc Lejour : Mais en ce qui concerne Nuit debout ?

Jacques Regain : Donc ce genre de manifestation entre le ludique et le sérieux, c’était parfait pour moi. Et puis, je m’en souviens, et pourtant c’était il y a longtemps maintenant, il y avait un type, comme nous, genre vingt piges et des brouettes, qui se présente, Jean, qui dit être en doctorat de sociologie et qui se demande comment ils devaient s’organiser pour que le mouvement perdure. Ça, ce fut comme un déclic. Evidemment qu’on devait s’organiser, on ne pouvait pas rester là des heures dans le noir à rien faire d’autre que de gesticuler des mains comme des guignols.

Luc Lejour : C’est là que tu as décidé d’agir.

Jacques Regain : Pour que tu comprennes mon état d’esprit d’alors, il faut que je te dise un truc. Comme beaucoup, j’avais été bercé d’histoires liées à la deuxième guerre mondiale et le mythe de la résistance, à ce moment, faisait un sacré come-back, si tu veux. Faut dire que la génération de mes parents ― ils étaient nés pendant les trente glorieuses ―, ont surtout résisté au vent et à l’hiver dans des maisons construites par les leurs qui, eux, avaient vraiment connus le régime rutabaga. C’est mon grand-père, surtout, qui m’a raconté la vie sous l’Occupation. Il n’était qu’un môme mais il en a vu pas mal quand même. Son père, Léopold, le héros de la famille, faisait partie d’un réseau indépendant comme il y en avait tant à l’époque et qui faisaient pas de politique, et qui se foutaient pas mal du général londonien. Comme le vieux avait refusé le travail obligatoire imposé par les boches, il avait pris le maquis avec toute sa famille. Il faisait dans le coup de main avec quelques autres, dans l’est surtout, et là où les sections les envoyaient. Son père avait été ingénieur chimiste et avait travaillé dans les chemins de fer. Je te dis ça mais ça remonte avant 14-18. Son job à lui ç’avait été de faire passer le train à travers l’Atlas algérien à coups de dynamite pour aller chercher du charbon dans le sud. Imagine l’aïeul avec son rejeton dans la résistance. Ils ont fait péter tout ce qu’ils ont pu, incognito.

Luc Lejour : Mais les manifestants de l’époque ne prônaient pas la violence.

Jacques Regain : Ils n’avaient pas la culture pour ça. Même les communistes avaient oublié. Aussi, tout à coup, quand Jean se met à parler d’organisation, ça me le fait automatiquement, et je vais le voir, et puis voilà qu’on s’entend, que le cerveau rencontre la main, si tu veux. Alors on a commencé à s’organiser, entre nous en Touraine, avec ceux des autres régions, avec ceux de Paname bien sûr, clandestinement, sans passer à la télé ou devant les caméras de surveillance, sans se servir d’internet, en retrouvant des pratiques déjà anciennes.

Luc Lejour : Mais toi tu n’étais pas un « administratif » ?

Jacques Regain : Non, c’est Jean, de son côté, qui a monté un secrétariat national qui coordonnait plein de gens pour écrire l’histoire du mouvement et tout ce qui s’y disait, les résolutions, les votes, tout quoi, et moi et Karim et d’autres aussi bien sûr on faisait sauter tout ce qu’il y avait à faire sauter. Faut dire que mon grand-père avait hérité des carnets sur les explosifs de son aïeul et qu’on avait installé un labo dans une cave de Rochecorbon, chez un viticulteur. On fabriquait de la dynamite à l’ancienne, avec du salpêtre et du vitriol, je te dis pas, parfois avec deux ou trois canons dans le nez, de la haute voltige, t’aurais vu.

Luc Lejour : C’était une organisation quelque peu chaotique, je trouve.

Jacques Regain : Ah oui, ça tu peux le dire, mais résultat des courses, avec les camarades de Résurgence, on a fait sauter dans la même nuit le pont de l’autoroute, le Mirabeau, le Wilson, le Napoléon, le pont de la Motte, ceux de la rocade, et le tunnel de Vouvray en prime. Tout à coup c’était le nord de l’Europe qui était coupé du sud. On a juste laissé le Pont de Fil pour le plaisir. Après on a fait dans les antennes, on a arraché des rails, des blagues dans ce genre, si tu veux. Pour faire simple, on a cassé tous les circuits de communication.

Pont Wilson

Luc Lejour : Vous ne craigniez pas de générer de graves problèmes au quotidien ?

Jacques Regain : Pas plus que le chômage. Bon, on n’a pas fait que des heureux sur le coup, t’imagines, plus de télé, plus de portables, plus de wifi ― ah vous n’avez pas connu ça vous les jeunes. Évidemment, même mécontentes, les mentalités ont commencé à bouger. Fallait sinon reconstruire au moins se débrouiller et nous, comme disait les verts à l’époque, on venait de rétablir « les circuits courts en court-circuitant les longs ». Du coup c’est une autre économie qui s’est mise en route, libérée du trafic des mafias politiques, parce que les politiques à l’époque, c’était des criminels en col blanc avec la police et l’armée à leurs bottes. Là, la résistance prenait tout son sens.

Luc Lejour : Finalement une sorte d’élan national a suivi.

Jacques Regain : Voilà, les gens ont commencé à comprendre que ces actions les libéraient de ce que beaucoup appelaient la dictature du capital. Faut dire qu’il y avait pas mal de déçus du système, qui n’était pas très re-distributif, loin s’en faut, et même assez assassin faut le reconnaître. Il y avait pas mal de scandales à l’époque. En tous les cas, ça a rendu les gens plus solidaires et les consciences ont été obligées d’évoluer. Voilà, c’est comme ça qu’on est devenu célèbre et que les gros pétards sont redevenus à la mode (rires). Du coup le mouvement Résurgences s’est propagé à travers l’Europe. Je crois qu’il y a eu pas mal de ponts et de tunnels qui ont sauté cette année-là…

Luc Lejour : Cent cinquante et un ponts et vingt-deux tunnels exactement.

Jacques Regain : Ah… tant que ça… mais le bouquet, juste après celui du Mont-Blanc, c’est quand le tunnel sous la Manche a crevé, comme une roue de bicyclette. Les English, ils voulaient sortir de l’Europe : « Boum ! », exaucés ! Alors après, quand le système bruxellois a commencé à s’effondrer, que la lutte s’est apaisée après l’abandon d’une Europe « taftanisée » au OGM de la croissance mondiale, que les semences sont redevenues des biens naturels et non plus la propriété de quelques ordures notoires défendues par d’autres ordures notoires, que la finance a plié le genou face aux vrais nécessités, que la société s’est remise à tourner dans le bon sens et que Jean est monté en grade dans les nouvelles représentations coopératives de la nouvelle France, enfin d’accord sur les principes d’une démocratie ouverte et non plus occulte, les gars d’Evolution Civile sont venus nous chercher pour qu’on raconte nos exploits… et les leurs, si tu veux. Bref, Karim et moi on est rentré dans une ère commémorative à moins de trente ans.

Luc Lejour : Vous êtes dans les livres d’histoire, ce n’est pas rien.

Jacques Regain : C’est vrai ! Bon, on s’est fait un peu prier au départ, mais pas longtemps, histoire de prendre la vie comme elle venait aussi, profiter des bonnes choses, des bals en notre honneur, si tu veux, des jolies femmes, et peut-être qu’on l’avait mérité aussi, nous à Résurgences. Les risques qu’on prenait, si tu y réfléchis bien, c’était surtout pour les autres, pour l’avenir. On risquait d’être abattus sans sommation pour actes de terrorisme. Mais dans le fond, on a participé à quelque chose de grand, c’est ça l’important. C’était quand même plus intéressant de casser leur machine à privilèges que de se prendre des coups de matraques dans des bousculades perdues d’avance. Ce qu’on a rajouté, au début, c’est juste un peu de violence bien ciblée, pas sur les personnes, rien que sur les structures et la communication, là où ça fait le plus mal au portefeuille en fait. Bon, avoir fait péter quelques châteaux de la Loire, c’était peut-être exagéré, mais ils nous gonflaient avec leurs relents de royauté les droitiers.

Luc Lejour : Comment l’Etat de François Hollande a vacillé, finalement ?

Jacques Regain : Alors là faut que vous alliez interviewer ceux qui ont saboté les administrations. C’était des courageux eux aussi, nous on travaillait dehors, mais eux c’était dans l’ombre des corridors. Et puis allez aussi discuter avec les incendiaires aussi. Ah eux ils ont fait mal, des feux de joies à contempler des nuits debout entières (rires). Sinon on avait bien penser aussi aux lieux de culte, mais bon, c’était pas d’actualité. Faut dire que Dieu faisait sacrément chier aussi en ce temps-là.

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Interview réalisé le 3 août 2076 par Luc Lejour pour le magazine LA TOURAINE PAISIBLE. 

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