4 février 2024
LITTÉRATURE et RÉVOLUTION
Né.es dans les années 80, deux auteur.es, Joseph ANDRAS et Kaoutar HARCHI, s’entretiennent de leurs parcours et leur manière d’écrire, de leurs combats et motivations. L’ensemble est jalonné de références actuelles, proches du reportage, de leurs lectures, de leurs engagements littéraires et politiques. L’essai se termine sur leur rapport à l’édition à la suite de la publication de leurs ouvrages respectifs.
M’étant adonné à ces sujets en écrivain indépendant et en citoyen, il m’a semblé opportun de survoler avec vous pour mieux les comprendre les mécanismes d’un auteur face à son travail d’écriture. C’est surtout les rapports entre la fiction et la non-fiction développés dans cet essai à quatre mains qui avaient au préalable retenu mon attention, et avec votre permission je donnerai plus bas un exemple comparatif qui ne manquera pas d’à-propos.
Littérature & révolution
À chaque fois qu’un thème est abordé, il est particulièrement judicieux de la part des auteur.es, et pour notre compréhension, de justifier les idées exposées en évoquant leurs influences. Pour la fiction et ses développements, nous sommes propulsés dans le temps et les techniques littéraires évoquées nous apparaissent comme une matière plus ou moins souple dans laquelle les écrivains se sont débattus et se débattent encore, entre eux ou seuls dans leur cabinet. Des figures célèbres émergent ainsi du passé et nous rappellent de quelle façon, en leur temps, elles se sont emparées des évènements qui touchaient leur actualité. Joseph Andras n’hésite pas à défenestrer quelques idées reçues sur tel ou tel personnage connu dans des époques aussi différentes que celles de la Commune ou de la collaboration, voire de la nôtre.
Ici, les destins de ces deux auteur.es s’éclaircissent à mesure qu’ils énoncent chacun leur préoccupation littéraire et leur parcours. Kaoutar Harchi insistera beaucoup plus souvent sur sa destinée littéraire en mettant en lumière tout ce que se rapprocher du statut d’écrivain peut signifier pour une femme issue d’une famille d’origine marocaine. Sociologue, sa vision de l’écrivain dans un monde éditorial ultra codé et racisé (ce dernier terme, qui revient souvent, dénonce sensiblement la vision bien ancrée de l’étranger dans la culture française), non seulement me paraît juste mais se devait d’être énoncée.
Mais la réussite en cours de Kaoutar Harchi ne repose pas uniquement sur la manière dont le corps de la femme/auteure doit se parer pour exister. L’intelligence et la sensibilité de ses remarques et de ses analyses ont une profondeur qui touche l’humain. Il y a chez elle une douce empathie qui donne envie de faire sa connaissance et d’apprendre d’elle les blessures dont nos frères et sœurs nord-africain.es ont souffert et souffrent en ce moment même, dans la langue comme dans la géographie, et dans l’espace des territoires qu’ils occupent. D’où la question des « racines », que l’on pourra aussi retrouver chez Alice Zeniter, pour celles ou ceux que ça intéresse.
Le ton sera à mon sens plus incisif — je n’ose pas dire « guerrier » — chez Joseph, moins mesuré mais très travaillé. Je suppose que l’entretien s’est construit par écrit. Certaines phrases chez J.A. sont trop ciselées pour découler d’une discussion. On sent alors le souci du littéraire qui s’attache à la forme, laquelle est en partie le sujet du livre. Car, quitte à abandonner ou mettre de côté le roman pour entrer en lutte avec les injustices du monde, il faudra cependant captiver le lectorat pour lui faire oublier son quotidien et l’emmener visiter quelques-unes des tragédies de notre époque. Car c’est aussi cela que de militer ou de prendre parti pour telle ou telle cause. Les vécus doivent se rencontrer pour s’aider mutuellement, au moins dans la tentative de rendre publics des destins promus à l’oubli ou mis à l’écart.
Les positions politiques chez J.A. comme chez K.H. sont tranchées à gauche toute, avec cependant des discernements différents. Il y a une honnêteté à noter chez Andras, qui refuse un prix littéraire significatif ou s’écarte volontairement de l’espace médiatique, ainsi que le fait le chanteur Damien Saez depuis plus de dix ans. En ce qui concerne la démocratie, toujours chez Andras, elle s’est offerte à une ploutocratie qui déteint sur le parlementarisme, dont les acteurs fonctionnent en roue libre. Leur seul rempart est policier, on le voit de manière drastique depuis que le président actuel est apparu sur la scène politique. Jamais la France depuis ma naissance n’a connu autant de soulèvements citoyens et de coups de matraque pour tout dialogue. Pour autant, toujours selon Joseph, il serait difficile de comparer notre pays à une véritable dictature, comme c’est le cas de la Turquie, qu’il connaît bien.
Ensuite, tout au long du livre, le socialisme et le communisme sont invités au débat. Si le socialisme est remis chez J.A. dans ses acceptions historiques, il est en même temps que le communisme — dégagé des errements du stalinisme — une notion à réinventer au mot près. Mais les deux auteur.es ont une divergence, assez infime cependant, dans l’idéologie du présent. Kaoutar Harchi tend à voir le socialisme comme un échec pour lui-même et pour les peuples, tandis qu’Andras enterre la République, trop corrompue à l’extrême droite. Le livre est assez fécond pour nous ramener à ce que la liberté d’aujourd’hui n’en est peut-être pas une, ou à la marge.
Quoi qu’il en soit, chacun.e a son mode de fabrication et de narration. Kaoutar Harchi s’empare du concept de non-fiction pour s’engager dans une voie où la littérature entrerait en réalité. Son jugement sur la fiction, je dirais même son verdict, est tranchant. C’est sans doute la qualité de la sociologie qui s’emploie à analyser sous un angle scientifique la vie des personnes en sociétés. Les personnalités exhumées ou actuelles qui honorent le livre de leur présence, et l’auteure elle-même, permettent par leurs écrits de mieux percevoir notre monde. On pourra pardonner à ceux qui n’auront pas forcément la littérature comme préoccupation première. C’est là également et en substance ce que le livre fait émerger.
* * *
NUCEM DURAK de Joseph Audras et Nûcem Durak
Dans Nûcem Durak, un ouvrage consacré à une jeune femme kurde emprisonnée pour avoir chanté dans sa langue, la narration s’avère assez proche du carnet de voyage. Il y a cependant une investigation des plus sensibles où Joseph Andras est en quête de la vie de la chanteuse. À cela, un troisième personnage, le style, s’invite dans cet espace littéraire en liant l’écrivain et la chanteuse alors que l’éloignement les sépare. Et dans ce vide impénétrable, la prisonnière emmurée parvient à s’exprimer quand l’écrivain la rappelle sans cesse à sa vie d’avant, à son présent en détention, et bien sûr à la lutte.
Dans ce livre aux risques nombreux pour les deux protagonistes de cet échange épistolaire, la forme est si bien travaillée que le propos politique, bien qu’il soit omniprésent, est lissé et, je dirais, digeste sauf à en parcourir les lignes dures qui jalonnent le récit d’Andras, et surtout décrivent la vie de Nûcem Durak. Mais prenons aussi du temps dans la famille de la chanteuse kurde, oublions parfois le contexte politique et carcéral puisqu’en tant que simples lecteur.es nous y sommes invité.es. Partageons des moments intimes et des conversations, des repas. Ici, des paysages élèvent nos yeux jusqu’aux montagnes lointaines, ou suivent l’eau de pluie qui glisse sous nos pieds dans les méandres d’un village. Nous sommes à Paris au téléphone ou traversons des check-points inquiétants. Parfois, la recherche littéraire nous surprend. Il m’est arrivé de revenir une fois ou deux sur la phrase ou le bout de phrase — le texte étant surtout composé de phrases courtes — pour saisir ce qu’ils voulaient dire. Mais on s’y fait, c’est une tentative assez heureuse d’introduire dans la narration des éléments syntaxiques nouveaux et purement poétiques. Vous êtes prévenu.es.
Les passages où s’exprime Nûcem DURAK, elle-même traduite par des proches, sont un pur chef d’œuvre de douceur littéraire. On se dit que cette jeune femme, emprisonnée pour sa langue, sa naissance, son territoire et son peuple, est d’un courage hors du commun, ainsi que ses illustres prédécesseur.es qui au plus profond de leur geôle ont réussi à tenir bon et sortir victorieux et libre après avoir traversé l’insoupçonnable. Serait-ce résister qui la rend si tendre avec ses ami.es et son peuple, alors qu’elle est si dure avec l’Histoire de son pays et de ses bourreaux ? Y a-t-il un autre mot pour qualifier la chaîne humaine qui incarne la gouvernance turque d’aujourd’hui ?
Ceci dit, alors que nous sommes captivés par la qualité de l’écriture de Joseph Andras, la prose de Nûcem Durak sera plus attachante, plus douce dans la douleur et l’épreuve. Le livre reste d’une lecture éprouvante, vous êtes prévenu.es.
* * *
COMME NOUS EXISTONS de Kaoutar HARCHI
Dans Comme nous existons, j’en reviens à l’idée de la non-fiction. Ce récit — il est écrit « récit » sur la couverture, ce qui au passage peut nous rappeler le Goncourt 2017 : L’Ordre du jour d’Éric VUILLARD — semble parfaitement ancré dans la vie de l’auteure. À moins, car je l’ignore n’étant pas de ses intimes, à moins que le texte soit imprégné de passages totalement inventés, j’ai plutôt eu l’impression d’entrer de plain-pied dans ce que j’appelle une autobiographie. Je sais que l’époque tend à vouloir changer un mot pour un autre, les modes veulent ça. Donc je prends comme postulat qu’il s’agit d’un récit autobiographique, et là, je l’avoue, je me vois accompagner Kaoutar de l’enfance jusqu’à une période récente dans ses pérégrinations à la conquête de la reconnaissance, qu’elle atteint avec une abnégation que je trouve admirable.
Depuis quelques années, j’ai levé le pied à la lecture. La vérité, c’est que lorsque l’on écrit, le temps pour lire s’amenuise. Posséder des milliers de livres pour avoir une belle bibliothèque qu’on ne lit pas, ça ne m’intéresse guère. Par contre, suivre des études au plus haut niveau ne peut se faire sans la lecture ni sans bien entendu gratter du papier. Aussi, aller avec Kaoutar à la bibliothèque de son quartier ou retourner sur les bancs de l’université me permet de rencontrer d’autres auteur.es, que je n’avais peut-être pas eu le loisir de croiser en chemin, et je la remercie vivement de me les avoir présenté.es.
Mais au-delà de ces rencontres et de la vie d’une enfant, d’une jeune femme puis d’une adulte engagée dans l’action littéraire et politique, ce sont les difficultés qu’elle a dû surmonter qui forcent le respect. L’ascension sociale — attention, ce n’est pas le sujet en soi — d’une enfant d’origine marocaine dans ce monde français « racisé », comme Kaoutar aime à le rappeler souvent, se lit comme un roman. C’est vivant, c’est souvent très beau, il y a des scènes de la vie quotidienne, des passages initiatiques, comme l’humiliation, des descriptions réalistes de ce que nous incarnons, nous les blancs, quand nous voulons coloniser jusqu’à notre territoire, pour mieux le contrôler ou le déshériter.
Les Français sont-ils un peuple sans peuple ? Je me pose parfois la question, mais je risque de m’égarer en prenant ici ce chemin. Sommes-nous un peuple solidaire ? Qui entends-je dire « Mon peuple » en France ? Personne, sinon l’abbé Pierre, alors que dans d’autres pays, sous d’autres soleils, des individus se battent encore et toujours pour cette notion d’humanité. Aurait-on perdu cette notion, hors du populaire ou du populisme, quand des systèmes dominants tels que la République, l’Europe, l’Otan, les États-Unis, les marchés et toutes les corruptions qui les vénèrent font de nous leurs vassaux ? Sommes-nous si égoïstes, si soumis ? Sommes-nous si arrogants et si peu solidaires d’autrui ? Là aussi je me pose la question. Ne sommes-nous pas un peuple sur la terre parmi tant d’autres ? Au demeurant, n’en formons-nous pas qu’un seul, comme nous existons. Merci Kaoutar HARCHI pour cette leçon de vie et d’humilité.
*
Parmi les nombreux liens disponibles, j’ai choisi une intervention de Kaoutar HARCHI en 2019 à l’université du Mans avec des extraits vidéo de Assia DJEBAR et Kateb YACINE.
***
Notons, puisque le thème y est là aussi à l’affiche, deux autres opus : Défaire voir, de Sandra Lucbert, qui détricote le rapport entre littérature et politique de façon assez impressionnante ; et Contre la littérature politique, celui-ci étant un ouvrage collectif dans lequel j’ai beaucoup aimé le passage réservé à la plume très alerte de Louisa YOUSFI.
***
Pour finir, si vous le voulez bien, un petit mot personnel sur la fiction.
Gaza Writes Back est un livre édité en anglais et dont j’ai traduit un extrait écrit par Refaat ALAREER. Dans ces quelques pages, l’écrivain-enseignant, que je considère comme un générateur d’espoir pour toute une génération d’auteur.es en Palestine, pousse les plus jeunes auteur.es à s’engager dans la fiction (ou l’écriture), qu’il présente comme une arme capable de résister aux narrations israélienne et occidentale. Le site WANN (We Are Not Numbers) permet de lire ces auteur.es et de partager, si je puis dire, leur effroyable quotidien sous les bombes. En parcourant leurs récits, et en en traduisant quelques-uns, je ne saurai dire à quel point la fiction dont parle Refaat Alareer est éloignée de la non-fiction empruntée par Joseph Andras et Kaoutar Harchi. C’est certain, à travers l’écriture tous trois cherchent, chacun avec ses conditions inhérentes à sa situation politique et sociale, à atteindre un absolu sensiblement identique : à savoir jouir de la vie dans un monde meilleur. Mais puisqu’il y a en France un tel déversement littéraire et politique qui dit à peu près tout et n’importe quoi, je remarque que les Palestiniens, malgré leurs immenses difficultés existentielles, peuvent choisir de résister grâce à la fiction, alors qu’en France, dans des conditions encore à peu près praticables, on puisse choisir la « non-fiction » (terme à définir) dans des « résistances » parfois moyennement déterminées, jusqu’à épuisement significatif du sens de ce mot. Enfin, du moment que fiction et non-fiction ne se rejettent pas l’une l’autre, que l’espace littéraire fasse son job et que les spectateurs, au féminin comme au masculin, comprennent la scène, les comédiens et le thème, les enjeux, et surtout la place qu’ils occupent eux-mêmes, consciemment ou inconsciemment dans l’histoire, afin qu’ils puissent agir et, je l’espère, rêver, individuellement ou collectivement, mais rêver.
Et pendant que ces sujets nous interrogent, il est profondément injuste que Refaat Alareer, un homme visionnaire et courageux, ait été tué lors d’une frappe aérienne sur Gaza en décembre dernier pour des raisons liées à ses engagements littéraires et politiques. Cet article est dédié à sa mémoire.
A bientôt, portez-vous bien.
Laisser un commentaire