Justine Huppe ou la littérature embarquée

Sur la quatrième de couverture de La littérature embarquée, le livre de Justine HUPPE paru en janvier de cette année 2024 aux éditions Amsterdam, l’éditeur, dans son argument, pose deux questions en une : « Assiste-t-on au retour en force de l’engagement ou à l’essor d’un nouveau paradigme ? ».

À partir de cette double interrogation, je vous propose une grille de lecture permettant d’appréhender un essai magistral d’une érudition exemplaire. Rassurez-vous, si les débuts de l’aventure paraissent touffus, le style et l’écriture, s’ils sont académiques, taillent dans la masse et bientôt, après un peu d’entraînement, le propos s’éclaircit et devient limpide.

Cet essai offre un panorama de la scène littéraire contemporaine « embarquée » politiquement, en analysant ses méthodes d’intervention. Ne sautez pas la préface de Jean-François Hamel, plus proche d’un préambule révolutionnaire. Les hommes et femmes de lettres que nous rencontrons dans notre livre pourraient-ils devenir, à la faveur des utopies qu’ils imaginent, les dirigeants de la future société humaine ? On verra, mais il ne m’a pas semblé être introduit dans un cercle léniniste avide de pouvoir. En revanche et indiscutablement, les embarqués présents dans ce livre construisent, chacun avec les moyens dont il dispose, seul ou en groupe, des outils de réforme de la pensée servile.

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L’ENGAGEMENT POLITIQUE

    En référence au pari  (plusieurs fois mentionné dans le livre : Bourdieu, Atzei, Garo) de Blaise Pascal, à la fin du film Les Ailes du désir de Wim Wenders, le conteur s’exprime en rançais et dit en traînant une voix intrigante : « Nous sommes embarqués ». Dans ce long métrage de 1987, un ange délaisse l’immortalité pour l’amour. En parcourant La littérature embarquée, impossible de ne pas s’arrêter sur la condition de l’auteur engagé et la manière dont il/elle utilise ses facultés, aussi bien sur le fond que sur la forme. Sa responsabilité est évoquée, nous ne pourrons qu’en imaginer les risques, dont le livre ne parle pas assez mais que nous garderons à l’esprit pendant la traversée, souvent houleuse. 

La question initiale se dédoublant, il est impératif de se situer, soit dans le champ littéraire, soit dans la citoyenneté active. Un enjeu, auquel nous n’échapperons pas, va se préciser au fil des pages. Dès lors, l’indifférence sera honnie. Dans le fond, c’est de nous, qui que nous soyons, dont il va être question. Cela mérite un effort de conscience.

Avant d’entrer, afin que le « jeu » en vaille la peine, questionnez votre engagement politique. Une approche marxiste est souhaitable par endroits, notre époque croit encore au socialisme. Dans cet état d’esprit, le collaborateur de l’ordre établi, ou gardien, compilera pour l’Intérieur  des noms et des pratiques, histoire de fliquer s’il y a matière ou contre-matière à insurrection. Ailleurs, dans des discussions en vogue autour de la fiction et de la non-fiction, l’ouvrage conviendra aussi bien aux indicateurs de la pensée institutionnelle qu’aux plus espiègles bidouilleurs libertaires.

Dans ces pages étayées, la diversité des techniques « narratives » inventoriées est inépuisable. En cherchant bien, chacun trouvera la panoplie idoine et une méthode à sa main pour œuvrer à la déstabilisation des pouvoirs les plus néfastes, auxquels malheureusement, mademoiselle, madame, monsieur, nous sommes déjà non plus embarqués mais confrontés.

N’ayons donc pas peur des maux et soyons activistes de nos vies sociales. Les exemples fournis dans l’ouvrage savent ouvertement faire face aux nombreuses attaques que nos libertés subissent. Le néo-libéralisme, le fascisme rampant, le capitalisme tardif et tout ce que nous voyons venir ne manquent pas de générer des résistances littéraires.

Attention, vous n’avez pas un manuel de contestation sociale dans les mains. Nous ne sommes pas dans le fanzine militant. Aucun mot d’ordre n’est saillant, ou bien sous la forme transitive car analyser telle ou telle pratique implique de se référencer à ses modèles. L’étude est des plus sérieuses. Mais passons maintenant au paradigme littéraire.

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PARADIGME LITTERAIRE

Opérons une différenciation entre l’auteur et son lectorat. Ici, le « métier » à l’œuvre dans le fait d’écrire est l’autre protagoniste de cette histoire. D’un point de vue littéraire, certains moyens de la lutte y sont décrits. Qui dit engagement dit combat en perspective. Enfin, le mot risque n’étant pas dans le livre, il doit être mentionné. La plupart des embarqué·es de cet ouvrage appartiennent de près ou de loin à des institutions qui les protègent  (maisons d’édition, universités, médias, etc.), aussi toutes et tous s’expriment +/- librement et avancent à découvert. Précisons que l’action se déroule dans un pays cher à notre enfance.

Les personnes engagées dans la clandestinité des idées, soit les plus sauvages, vous ne les croiserez pas dans ces pages. Elles ne signent pas leurs écrits, souvent collectifs, et diffusent sous le manteau des œuvres sans limites à leurs corps défendant.

Par ailleurs, les natures les plus individuelles s’engageant sur les voies de la reconnaissance dès qu’elles réussissent à pondre deux ou trois lignes capables de tromper leur monde n’apparaîtront pas dans notre lecture. Ces pénibles écueils de la littérature française d’aujourd’hui étant écartés, leur absence est un gage de qualité pour l’ensemble du texte, non souillé de leurs présences inopportunes.

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La condition littéraire : « Artistes 2 merde, politisez-vous ! »

Avril 2019. France. Le slogan « ARTISTES 2 MERDE POLITISEZ VOUS » apparaît sur des affiches collées sur les chemins de culture parisiens. Au menu, les conditions dans lesquelles travaillent les artistes, et surtout de quelles manières ils/elles sont rémunéré·es, ou traité·es. Ce slogan inspire un long chapitre à Justine Huppe.

Une petite digression. Si vous avez lu en 2019 « L’auteur et l’acte de création », le rapport sur les mutations de la culture commandé à Bruno Racine par Franck Riester, alors ministre de la Culture sous Macron 1°, vous sauriez à quel point notre système de rémunération des artistes-auteurs est crapuleux. Les éditeurs, les associations, les institutions jusqu’aux organismes de cotisations sociales, tous les ont escroqués d’une manière ou d’une autre. Certes, les artistes et les auteurs sont en partie responsables. Par leurs faiblesses, ils sont les poires du système culturel, mais les vrais enfoirés sont les hommes et les femmes qui dirigent ces maisons d’édition, ces associations, ces institutions culturelles, ces organismes sociaux. On le sait, l’époque a tendance à condamner les victimes.

Mais revenons au livre de Justine. En poursuivant notre lecture, nous verrons qu’une dimension artistique, voire conceptuelle, transpire dans La littérature embarquée. Ainsi voit-on la littérature se métamorphoser pour aborder un réel de plus en plus complexe. En s’emparant d’écritures symboliques ou en employant des modes d’expression différents de l’écriture à proprement dite, quelques embarqué·es changent en effet de paradigme et s’engagent sur la voie de l’art. Ce faisant, ils/elles rejoignent des préoccupations purement plastiques utilisant le langage, écrit ou parlé. De tentatives originales en propositions de toutes sortes, nous observons au fur et à mesure de la lecture que la poésie se réinvente en permanence, que ce soit à travers la forme littéraire, par l’image animée, par l’installation ou tout autre procédé. Contextuellement, l’écrivain·e s’adapte au climat progressiste.

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LE PUBLIC

Assis dans son canapé ou arpentant la topologie sociale, le public se tient le plus souvent à distance de l’affrontement physique. Pour bien saisir La littérature embarquée, une expérience face aux forces de l’ordre est un minimum. Pour les écrivains et les écrivaines, le droit d’entrée est d’une pancarte dans une manif. À partir de ces prérequis, le lecteur se tracera un chemin à travers une diversité d’actions possibles.

Pour terminer, un mot de Daniele Giglioli : philologue italien, cité dans la conclusion de ce livre : « Ne regardez pas ce qu’il y a dans ce texte, regardez ce qu’il est possible de faire en lisant ce texte ».

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CQFD : Osez LA LITTÉRATURE EMBARQUÉE de Justine HUPPE.

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Justine Huppe est chercheuse en études littéraires à l’Université de Liège.

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