Le procès des dieux

Parlons-en ! Exercice obligatoire, pas des plus simples, pas non plus des plus tranquilles, mais une destination incontournable par les temps qui courent.

Il y a environ un millénaire et demi, un homme a délivré un nouveau message prophétique. Son nom : Mahomet. La coutume impose aux musulmans qui prononcent ou écrivent son nom de le faire suivre d’une formule de bénédiction à son égard et, par courtoisie envers ceux qui croient en cet homme et à son message divin, je dirai à mon tour, pour aujourd’hui et pour demain : « Salla allabu ‘alaybi wa sallam » (Que la Paix et la Bénédiction de Dieu soient sur lui), comme elle doit être sur l’humanité toute entière.

Une humanité dont je fais partie, et dont je n’approuve pas toujours ce que certaines idéologies ou religions lui font subir. Aussi suis-je ici pour en débattre. Mais qui suis-je, me demanderez-vous, pour avoir la prétention de discuter d’un sujet si complexe ? C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas uniquement d’un sujet de société, le thème est politique comme il reste, fondamentalement, théologique, et c’est là tout le problème. D’un côté la volonté de domination, propre à la nature humaine, de l’autre le domaine de la foi, laquelle devrait pouvoir être libre de s’épanouir dans le respect de chacun. Alors, quel rapport entretiens-je avec la foi ?

J’ai été baptisé en 1959 en Île de France. Je dois dire qu’après mûre réflexion j’aimerais me défaire d’un lien auquel je ne suis pas sûr de tenir, parce que je conçois mal être né dans le péché. Il y a une sorte de malédiction dans ce rapport avec le baptême auquel je n’adhère pas. Alors qu’il aurait dû me purifier, j’ai l’impression d’avoir au contraire été trahi dès le départ dans mon intégrité, je me sens pris en otage et cela m’est extrêmement désagréable. Il n’y a que la personne fictive de Jésus que je reconnaisse.

Si mon enfance aura été menée au rythme de différents sacrements, la Communion en fut la dernière étape. Le jour d’après une déviation s’est présenté et je l’ai empruntée. Curieusement, c’est au sein même d’une institution censée me guider que se sont mises en place les prémisses d’une pensée apte à se dégager de toute domination spirituelle.

Et ceci s’est fait en douceur, sans haine ni ressentiment. Un jour je me suis rendu compte que je n’avais jamais adhéré à la religion catholique, quand bien même les efforts de tous ceux qui m’avaient accompagné, dans un désir qui n’était cependant pas le mien. Ce chemin sans retour s’est réalisé au début de mon adolescence, alors que j’étais en pensionnat, et s’est finalisé quatre ans plus tard lorsque j’ai abandonné les études.

Mon premier internat, mise à part une prière avant chaque repas et quelques croix ou effigies ici ou là, n’avait rien de religieux. Je me souviens très bien de son directeur. C’était un homme jeune et déjà replet qui dandinait son ventre dans la cour de l’école tout en fumant cigarette sur cigarette, à tel point qu’il faisait cour le clope au bec. Je n’ai jamais vu ses yeux. Professeur de maths et de physique, il exprimait des évidences avec un génie particulier mais aussi avec une absence de corps assez gênante. Il était là et n’y était pas, il était l’abstraction personnifiée.

Une seule fois je suis allé dans son bureau. Il fallait monter un escalier de pierre qui tournait dans une tourelle avant d’y parvenir. C’était un vieux bâtiment attenant à une tour impressionnante visible à des kilomètres à la ronde, une tour presque menaçante à cause de sa masse gigantesque et de l’ombre qu’elle ne manquait pas de projeter sur nos têtes. Je n’aimais pas me sentir écrasé de ce poids architectural d’un autre âge. Toujours est-il que dans son bureau, j’ai eu l’impression de pénétrer dans un musée à la gloire de Napoléon Bonaparte tant le décorum, du bureau empire aux étagères garnies d’objets et de statuettes, emplissait le cadre d’une charge historique surannée et hors de propos. J’y ai souvent songé depuis, quelque chose ne collait pas. Cet homme semblait chez lui, et non pas dans une place sanctifiée par une mission quelconque. Au contraire rien ici, ni dans le personnel enseignant, mis à part un gras et vieil abbé en soutane, cliché malgré lui et bedonnant une ivresse chronique, ne pouvait affirmer que nous étions là dans une institution régie par les lois catholiques. Grand bien nous faisait, en réalité, et j’ai poussé hors de mon cadre familial de façon quasi autonome, la surveillance s’exerçant très libéralement, de sorte que nous n’avions aucunement à rechercher la moindre transgression, et que jamais la moindre punition n’est tombé sur nos agissements adolescents.

Après cet épisode à moitié laïc, je changeai de ville pour intégrer un lycée également catholique. Ici, la religion et ses commandements, sa discipline surtout, étaient suivis avec une rigueur toute formaliste, et ce dès le réveil, aux aurores, qui nous emmenait directement dans la froideur d’une chapelle sombre et austère.

Pourtant, contre toute attente, la lecture matinale de la vie de Gandhi m’a ouvert des voies qui résonnent encore à l’heure où je vous écris. Bien plus que mes années d’enfance à suivre le catéchisme dans le presbytère d’une église de banlieue, j’ai acquis le sens de l’écoute et de la réflexion. J’ai adoré ces lectures quotidiennes, une année durant, et ces réveils fatigués se transformaient en de passionnantes somnolences.

Malheureusement j’étais un mauvais élève, je l’avoue, indiscipliné et peu travailleur, à moins que ce ne fût ce que l’on a voulu me faire croire. J’étais seul, mes parents ne suivaient pas ma scolarité, n’étaient pas de la région et ne participaient ni aux œuvres ni aux événements organisés par cette institution religieuse. Un chahut conséquent ayant eu lieu dans la classe de géographie, la direction dut alléger la classe de certains de ses membres, j’étais alors un candidat tout trouvé, alors que l’incitateur du mouvement, dont les parents avaient pignon sur rue à deux pas, ne fut nullement inquiété.

Pauvre professeur de géographie, je le revois encore dans son petit costume étriqué, la barbe cachant des rougeurs douteuses au menton et une paire de lunettes trop grandes devant des yeux obnubilés. Il avait des gestes en saccades et piétinait devant le grand tableau. Sa voix était si fluette qu’elle était en soi prétexte à moquerie. De quoi nous parlait-il ? Que voulait-il nous enseigner ? Mystère. Personne n’écoutait, chacun faisait sa vie, ses devoirs en retard, de Français ou de maths. Un jour il y eut un dérapage. Un projet en plâtre, maquette d’une topologie de la Beauce, devint la carrière toute trouvée pour fournir à une classe de cancres les projectiles dont elle rêvait. Recroquevillé derrière son bureau, les mains sur ses oreilles et hurlant sous le feu de ses élèves, devant un tel tapage, dans les cris d’élèves devenus fou furieux et rigolards, il fallut l’intervention du directeur lui-même pour éviter le pire. Mais c’était déjà trop tard, l’humiliation du pauvre professeur fut notoire, sa carrière était mal partie, et la mienne aussi en l’occurrence.

C’est curieux, je ne me rappelle pas avoir participé à cette exécution sommaire. J’entends le chahut, les cris, je perçois nettement le désordre et les déplacements dans les allées de la classe, je vois la maquette être saccagée, servir d’usine à munitions, je vois mes camarades lancer leurs projectiles, mais je ne me souviens pas avoir visé ce pauvre bougre que je prenais en pitié malgré moi. Tirer sur le tableau, certainement, c’était drôle, mais c’était déjà une complicité au malheur de ce petit personnage, peu à sa place somme toute.

J’étais aussi amoureux et ces premiers élans du cœur me rendaient poète. Tout ce qui m’importait était à des lieux de moi et, d’une sensibilité exacerbée, je souffrais d’être éloignée de celle qui enrichissait mon inspiration. De même, je souffrais de vexations de la part de certains élèves, qui trouvaient dans un transfuge d’une autre ville un sujet tout trouvé pour leur mesquinerie, jusqu’au jour où, un faiseur de misères à plus petit que lui me surprenant à faire le mur en pleine nuit préféra me suivre plutôt que de paraître froussard. Que faisions-nous dehors ? Les terrasses des bistros, buvions ce que nous voulions, partions en courant sans payer et traînions jusqu’à la fatigue avant de retourner au dortoir par la même échelle.

Écarté de cet endroit inculte, boîte à bac pour la petite et grande bourgeoisie locale, je suis retourné chez moi avec l’envers d’une nouvelle médaille. Par chance, et parce que mes notes de maths en seconde C avaient été honorables, j’ai pu intégrer un lycée technique qu’abritait un couvent de sœurs. Une magnifique abbaye dans un cadre verdoyant ; une aubaine pour un esprit rêveur. Là encore, je n’ai pu m’entendre avec les plus grands, contre lesquels, lors d’un bizutage d’une stupidité sans pareille, je me suis rebellé, physiquement, et mis quelques élèves de terminale au tapis sous l’effet de la fureur.

La mère supérieure de l’abbaye était une femme extraordinaire. Un jour, aux deux-tiers de l’année scolaire, elle m’a fait venir dans son bureau pour me demander où j’en étais et me prier de choisir une autre voie. Comme il y avait un volume sur la vie et l’œuvre de Van Gogh dans l’antichambre de son bureau, voyant que je m’y intéressais nous avons parlé de peinture. Ensuite, la discussion allant, elle m’a avoué qu’elle allait quitter l’abbaye pour rejoindre une mission en Egypte. Pour moi c’était pareil, je devais quitter le lycée et suivre mon inspiration. Ce que j’ai fait, sans doute avec sa bénédiction, et je lui suis reconnaissant pour son écoute, et pour son sens de l’humanité qu’elle a su me communiquer.

Pourquoi écris-je tout cela ? Ce n’est pas à priori un discours fondamental sur la liberté d’expression, ni l’engagement militant d’un défendeur de cette même liberté. Peut-être pas, mais à travers ces quelques lignes je tente de déchiffrer, en votre compagnie, les voies qui m’y conduisent, et celles-ci sont intimement liées à mon éducation. Je ne tombe pas du ciel, le lecteur pourra ainsi suivre les propos d’un écrivain sur lequel il aura prise.

Et si je dois, contemporanéité oblige, exprimer ce que je crois ou connais de l’Islam, ce sera de la même façon, par le vécu, avec curiosité, avec respect, mais avec l’indépendance d’esprit requise pour l’étudier et le critiquer, nécessairement, de mon point de vue.

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