TEMPS REEL

Le véhicule s’éloigne avec humeur. Sophia pose son sac et sa guitare au bord de la route. La soirée s’annonce gaie. La jeune femme, philosophe, esquisse un sourire. Encore un salaud. Ce type l’a fait descendre parce qu’elle lui avait retourné une gifle sur le nez. Elle avait supporté sa main sur sa cuisse, mais pas son petit doigt sous son short. Et la voici maintenant toute seule dans le désert.

La température, heureusement, a baissé. Au sud comme au nord, la route est vide et la lumière quitte lentement ces lieux surdimensionnés. À mesure que l’univers allume ses minuscules ampoules au-dessus d’elle, Sophia a l’impression que le sol va continuer de s’étendre, à l’infini. Là-bas, tout au fond, s’étire la crête des monts d’où irradie le couchant.

Sophia reprend son sac en bandoulière, attrape la poignée de l’étui à guitare et se met à marcher dans une obscurité grandissante. Elle suit la ligne blanche de la route. Par endroits on ne la voit qu’avec peine. Une borne donne Palmdale à une trentaine de miles. Ça lui apprendra à faire du stop en short, tee-shirt et bottes mexicaines. Tant pis, on l’attendra au club ce soir, voilà tout. Une autre jouera à sa place. Elle ne dînera pas non plus.

En marchant Sophia s’intéresse au ciel. Bientôt elle s’arrête, pose l’instrument et sa housse sur le macadam, puis passe sa main dans ses longs cheveux vers l’arrière pour mieux voir. Son attention porte soudain sur un point lumineux qui traverse la voûte céleste.

Le nez en l’air, ravie, il lui semble être cette étoile filante qui part d’un rien pour aller on ne sait où. À cause de la fraîcheur elle se défait de son sac, l’ouvre et en ressort un léger pull de laine échancré qu’elle enfile. Inspirée, elle tire sur la fermeture éclair de la housse et en retire sa guitare. Elle passe un bras dans la sangle de l’instrument, l’épaule et enfin la tête.

Au loin deux phares émergent du néant. Elle ne les a pas encore vus. Tranquillement, Sophia s’assoit sur la borne, croise ses interminables jambes et, la caisse de sa guitare entre ses hanches et sa poitrine, le manche dans sa main gauche, l’œil ailleurs, elle pince les cordes et entonne sa mélodie préférée.

***

« …je ne vois pas les banquiers, les ministres des finances, les régulateurs et les commissions de contrôle des grands pays, et encore moins ceux des pays du G8 ou des pays émergents, se mettrent tous à la même table pour décider de baisser leur taux d’intérêt à court terme. Des nationalisations… ça je ne dis pas. Quel état ne profitera pas de la situation, mais… »

– Tu veux bien couper la radio ou mettre de la musique, chéri, s’il te plait.

Andrew Nockett regarde dans son rétroviseur. Sa femme vient d’allumer le petit plafonnier du camping-car.

« Je croyais que tu dormais, lui dit-il, je ne pensais pas que c’était fort au point de te réveiller.

Je n’arrive pas à dormir… je pense à notre fils. »

Leur garçon, Andrew James Nockett Jr, a rejoint les « Boys » en Irak deux semaines seulement auparavant. L’impression de vide, laissée le jour de son départ de la maison, hantait sa mère depuis. Pour faire plaisir à sa femme Andrew Nockett change la station. C’est d’abord un jeu, puis du hard-core, ensuite des infos.

«  Oh non… pas d’infos, je t’en prie…

Tiens, de la country…

Oui, ça va, tu peux laisser, mais doucement, s’il te plait. Où sommes-nous ?

Dans le désert de Mojave.

Encore…

Oui, mais plus pour très longtemps, Palmdale n’est plus qu’à une trentaine de miles.

Tu sais, Andrew, c’est parce que notre Jamy est parti que j’ai besoin de revoir ma fille. »

Andrew Nockett ne dit rien. Il est concentré sur sa conduite. Mais il comprend. Lui aussi s’inquiète mais il relativise. À l’âge de son fils il participait à l’opération « Juste Cause » contre Noriega. Panama, Bagdad, quelle différence pour la guerre. Derrière lui sa femme éteint le plafonnier et s’allonge à nouveau en soufflant longuement d’inquiétude. Dans la nuit, la route, devant l’immense pare-brise à 180°, semble se confondre avec le ciel. Les marques au sol ont disparu, balayées par la poussière. Il n’y a ni bas, ni haut. Seulement l’espace. Et lui, au milieu du silence. Soudain, Andrew Nockett éteint ses phares. Il lui semble alors glisser dans un trou noir. Il joue à se faire peur. Il cramponne son volant. Peu à peu? il reprend confiance et navigue à la clarté des étoiles. Il s’imagine aux commandes de Challenger.

à suivre…

Image : « Clope road » de Théo GOSSELIN

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