Refaat ALAREER L’histoire de mon frère

Bande de Gaza, le 28 juillet 2014

Mohammed Alareer, martyr

 Sa mémoire, ses histoires, ses plaisanteries et son sourire innocent resteront à jamais dans nos cœurs.

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Mon frère, Mohammed Alareer, âgé de 31 ans, père de deux enfants, a été tué par une frappe aérienne israélienne alors qu’il était à son domicile, chez lui.

On ne sait toujours pas de quelle façon exactement Mohammed est décédé. Aurait-il perdu tout son sang ou bien le souffle de l’explosion l’a-t-il tué sur le coup ? Ou le bruit, les débris, la bombe, le feu ou tout ça à la fois.

Mais mon frère n’est plus.

Ses deux merveilleux enfants, Raneem, 4 ans, et Hamza, âgé d’un an, sont désormais orphelins de père. Notre grande maison et ses sept appartements, une maison aux quatre étages et aux centaines d’histoires, tout ceci s’est volatilisé. Les histoires, cependant, resteront les témoins de l’occupation la plus sauvage que le monde a jamais connue.

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HAMADA

Je suis le deuxième d’une fratrie de quatorze enfants. Mohammed est le cinquième, après trois garçons et une fille. D’aussi loin que je me souvienne, le souvenir de la naissance de Mohammed est le plus vivace. Je n’avais alors que quatre ans.

Quand j’ai compris que mes parents voulaient appeler mon petit frère Mohammed, je me suis mis à crier et à hurler : je ne veux pas que vous l’appeliez Mohammed, je veux que vous l’appeliez HAMADA ! ».

Je m’époumonais à chaque fois que quelqu’un l’appelait Mohammed, tant et si bien que plus personne n’osa le faire. Il fut alors connu sous le nom d’Hamada (qui est le diminutif familier de Mohammed). Ainsi, tout le monde l’appelait Hamada sauf, à mon grand désarroi, mon père, qui l’appelait de son vrai nom, Mohammed.

Depuis toujours, je me sens relié avec Hamada. Comme s’il était mon fils et qu’il m’appartenait, comme si je devais prendre soin de lui et m’assurer qu’il conservait bien son nom : Hamada.

Né en 1983, Hamada était un garçon timide doué d’un bon sens de l’humour et d’un fort esprit aventureux. Taiseux la plupart du temps, s’il décidait de prendre part à la conversation, il avait le don d’élever le débat et de repousser les frontières les plus établies.

La seconde intifada au début des années 2000, pendant laquelle plusieurs de ses camarades d’école furent tués par Israël, a modifié sa façon de voir les choses. Pendant leurs funérailles, il a pris une place de premier plan dans les cortèges.

Après le collège, Hamada a suivi un cursus de deux ans en relations publiques, grâce auquel il a pu étendre son réseau de connaissances. Au début de la seconde intifada, pendant au moins deux ans, les gens à Gaza me demandaient souvent si Hamada était bien mon frère.

C’était assez surprenant et j’en souriais tout en acquiesçant. Mais en moi-même, je me demandais ce qui pouvait bien le pousser vers une telle célébrité. J’ai réalisé plus tard que mon frère, pourtant si timide, avait organisé des événements autour de chansons et de poésies afin de mobiliser les masses en protestant contre une attaque d’Israël à Jérusalem, comme il organisera par la suite, à Shujaiya comme en bien d’autres lieux, des chants patriotiques lors des funérailles de martyrs.

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Le plus célèbre et le plus créatif

De tous mes frères et sœurs, Hamada était très remarqué pour sa créativité. A l’âge de vingt ans, entouré d’amis et de nombreuses relations, il changea radicalement de personnalité. Comme il sortait souvent, il sut aussi se créer des opportunités.

Toutes les fois où il nous parlait de son travail, je ne pouvais m’empêcher de repenser au petit Hamada, si timide qu’il n’osa servir d’un appareil photo qu’à partir de l’adolescence.

Dès lors, il s’émancipa et aborda bientôt la scène en jouant le rôle de Karkour, le plus célèbre personnage de télé de la bande de Gaza. Karkour, un poulet facétieux, était la star du programme de la télévision Al-Aqsa « Tomorrow’s Pioneers », que tous les enfants de la bande de Gaza suivaient.

Le personnage joué par Hamada jouissait d’une audience sur toute la Palestine, et jusqu’aux pays arabes où les enfants appelaient pour s’indigner de son attitude désinvolte face aux dangers qui le guettaient, criant au téléphone pour qu’il arrête d’avoir une attitude désagréable, et en lui suggérant de mieux se conduire.

Au début de l’année, Hamada eut un petit rôle dans une autre série TV. Diffusée pendant le Ramadan, elle dut s’interrompre à la suite des offensives permanentes de la part d’Israël.

La mort de mon frère a produit un choc parmi de nombreux enfants qui suivaient chaque vendredi les désastreuses pérégrinations de Karkour et s’évertuaient à lui prodiguer de bons conseils de conduite. Sauf qu’après les avoir remerciés, il retombait invariablement dès le début de l’épisode suivant dans ses pires comportements antisociaux.

En tuant mon frère, Israël a tué un talent prometteur et privé des milliers d’enfants d’un personnage amusant et d’un programme d’éducation.

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Martyr N° 26

Hamada s’était marié cinq ans auparavant et était père de deux enfants, Raneem et Hamza. Tout le monde, ainsi que sa femme et ses enfants, l’appelaient Hamada. Après son mariage, ils vécurent chez nos parents et Hamada travaillait très dur pour construire son propre appartement, au sein du même bâtiment, et il en acheva les travaux l’année dernière.

Malheureusement, il n’a jamais pu y emménager, à cause du siège de Gaza, toujours plus invasif, et qui l’a empêché de se meubler.

Comme la plupart des Palestiniens victimes de la terreur et des agressions israéliennes, Hamada laisse derrière lui une famille aimante. Mon frère est le martyr numéro 26 de la famille ; et comme cinq autres de nos membres ont été tués la semaine dernière, leurs corps seront inhumés dans les décombres samedi pendant les douze heures prévues par le cessez-le-feu humanitaire.

Quand je parle à ma mère, qui a perdu deux neveux l’année dernière, je me rends compte qu’elle est beaucoup plus forte que je ne le pensais. Quant à mon père, je le sens plus calme qu’il ne l’a jamais été.

Quand ils évoquent les destructions causées par Israël à Shijaiya — Shijaiya signifie « le pays des braves » —,  ils n’oublient pas que des familles y ont perdu jusqu’à vingt des leurs.

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INDERACINABLES

En écoutant la réaction de mes parents, je me sens soulagé. Bien que la perte d’un enfant chéri est pour eux une dévastation, leur résilience, et celle de tant de familles endeuillées, ne me surprend pas.

En apprenant que nous disposions d’une accalmie de douze heures, j’ai eu peur que les gens, en constatant les destructions laissées par Israël sur son passage, seraient si choqués qu’ils en abandonneraient toute résistance, offrant ainsi une victoire politique sans merci à Israël. J’avais tort.

Après avoir bombardé leurs maisons ou après les tueries urbaines, Israël s’attend à ce que les gens se rendent. Mais au contraire, les exactions d’Israël sur Gaza renforcent les Palestiniens, parce qu’ils n’ont « plus rien à perdre ».

Ma mère me l’assure : “Patience, nous sommes indéracinables et nous sommes croyants. Dieu mettra certainement fin à cette agression. » Et mon père d’ajouter : “Ils ne peuvent pas vaincre Shijaiya. C’est juste impossible ! »

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Rhino sauvage

Qu’Israël se comporte comme un rhinocéros sauvage lâché dans un champ de lavande, les Palestiniens resteront fermement déterminés dans leur résilience.

Nous savons que nous ne combattons pas uniquement pour notre cause ; notre bataille est universaliste dans le sens où nous nous battons pour la justice et les droits de l’homme, contre la barbarie et contre l’occupation.

Aujourd’hui, comme des centaines d’enfants qui auront survécu à l’horreur et dont l’un des parents, ou les deux, ont été tués par Israël, Raneem et Hamza ne reverront jamais leur père. Rien de ce que nous pourrons faire ne remplacera la chaleur et l’amour d’un père, tout ça parce qu’Israël souhaite que les dirigeants du Hamas assistent à la destruction de Gaza.

Raneem et Hamza continueront de vivre en étant témoins qu’Israël fait la guerre aux civils. Ils grandiront dans ce monde si injuste où leur père a pu être tué dans son domicile sans que son assassin soit traduit en justice, parce qu’il s’agit d’un soldat israélien.

Quoiqu’il en soit, dans l’espoir que l’apartheid envers notre peuple soit aboli avant que Raneem et Hamza ne soient grands, nous continuerons le bras de fer avec Israël contre l’éradication des Palestiniens. 

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Laisser Hamada s’en aller

À la mort de mon frère, chacun se lamentait de la perte de Mohammed, car dorénavant personne ne l’appelle plus Hamada. Il est redevenu Mohammed pour toujours.

Cette fois-ci, je ne m’en suis pas plaint. J’ai réalisé que je devais finalement lâcher prise et accepter que l’esprit d’Hamada s’élève et porte fièrement le nom de Mohammed.

La brutalité avec laquelle Israël meurtrit les populations de Gaza, en empêchant les gens de se retrouver, en chassant un peuple de son territoire et en le privant de sa mémoire, ne lui profitera jamais.

La mémoire de mon frère, ses contes, ses plaisanteries et son sourire innocent resteront à jamais dans nos cœurs, dans les cœurs de ses deux magnifiques enfants, et dans celui de milliers d’autres enfants qui l’appréciaient aussi bien à la télé que dans la vraie vie.

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Cet article a été publié une première fois sur le site d’Electronic Intifada

Traduction par mes soins à partir de l’original écrit en anglais par Refaat ALAREER sur le site WE ARE NOT NUMBERS

Image en exergue : détail d’une peinture de Nabil ANANI sur https://themarkaz.org/fr/the-creative-resistance-in-palestinian-art/

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