NOIR MATTERS

Stances poétiques


Inspirées par les œuvres d’art
De la Collection Margaux et Raphaël Blavy
Durant l’exposition « Noirs Matters »

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 IIème édition du Festival Ar(t)chipel
Saint-Épain en Touraine
18 au 26 octobre 2025

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Ayez une terre à vous !

Mohamed Mbougar Sarr
Dans La plus secrète mémoire des hommes.

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Printemps de Touraine,
Je suis un sauvage, un violent.

Printemps de Touraine,
Laisse-moi dormir.
On ne badine pas avec un nègre.

Léopold Sédar Senghor

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NOIR MATTERS

 

INRI
L’eau, le feu, la terre et l’air se rencontrent
Igne Natura Renovatur Integra
Le N se renverse et c’est mon corps qui s’enflamme
Il faut faire ce voyage dans l’obscurité avant de sortir de ce soi sans savoir
Tous les rites du monde passent par de telles initiations
Les contes et légendes de l’Afrique Noire en sont pleins
C’est le moment où la transe commence
L’élément feu est entré par ma bouche
Il me brûle les poumons
La terre se soulève et se met à tournoyer
La ronde des femmes a commencé
Transes en dances

 

Michael Armitage (1984, Kenya puis Royaume-Uni)
« Ewaso Niro » 2016-2017
Lithographie unique papier Somerset
Encre, aquarelle et crayon

 

Des carcasses d’animaux sortent des profondeurs
Elles hurlent des souffrances de la prédation
De l’abattage de masse et de la chasse
Des dents de l’homme carnassier qui les a dépecées
Des pieux qui leur ont transpercé les flancs
Voyons leur mort révélée dans des grottes souterraines
Des mains leur ont rendu leur dignité
La lame s’est enfoncée au cœur
Le daim est mort au milieu de la meute
Il est sacrifié en se noyant au fond du lac
Sa tête est jetée aux chiens dans la cour du château
Son crâne orne la tente du chef ou de son fils
Il porte les stigmates de son existence fauchée

 

Jesse Atieno (1991, Kenya)
“It is Kind of you to take off your Hat”
Tapisserie jacquard artisanale, 2021

Au sud au nord les liens sont froids et métalliques
L’homme est pris au piège
Sa prison l’emmure
Ses rets l’égratignent jusqu’au sang
Sa peau est rougie du brasier
Ses tatouages sont des chiffres
Des appartenances à ses maîtres
Ou d’austères dessins où chacun marque une épreuve
Un supplice ou l’espoir d’une délivrance qui ne viendra pas
Il est muselé par ceux qui refusent sa fraternité
Il meurt à petit feu dans la dépossession de lui-même
Il ne s’appartient pas
Il avance dans le joug
J’entends ses chants hurlants
Ses danses acclament la nuit et la foudre du désir
La sueur ruisselle sur ma peau
Je suis ce noir battu et sauvagement détruit
Réduit à porter charrier servir
Obligé de me prosterner
De subir de me pencher
Je suis cette femme noire
Si jeune
Qui doit être pénétrée et pénétrée encore
Et je suis ce monstre qui la pénètre
Et la tue devant ses enfants
Dans un rire déchirant la montagne

 

Ferdinand Kakou Makouvla (1989, Togo)
« Des coups et des nœuds » 2017
Fer forgé et caoutchouc

Car je suis cette bête d’homme immonde pour qui la vie est un néant
Qui tue viole s’accapare meurtrie torture
Le rire toujours en moi
Mais jamais l’ignorance
Je suis l’inverse de la connaissance parce que je sais
Je sais le démon en toute âme
Et ma raison est ma seule boussole
Elle condamne des nations entières
Et leur prend leurs ressources
Leur force au travail
Leur plus tendre jeunesse

Frédéric Bruly Bouabré (1923-2014, Côte d’Ivoire)
« Dans la course mondiale pour la civilisation » 1994
Crayon et encre sur carte (8 cartes)

Je me ris oui de ces plaisirs
Je suis au-dessus du lot des gueux
Roi prince président ministre
Tout m’appartient et les nations me courtisent
Mon or mon phosphate mon pétrole mes métaux rares
Mes diamants mon argent
Mais je n’ai pas de petite monnaie
J’en demande et redemande plus aux cartels
Pour acheter à l’étranger
Pour me décorer et briller dans des limousines noires comme l’ébène

Umar Rashid (1976, Etats Unis)
« Hot Boy summer » et « Everybody wants to rule the world” 2022
Acryliques sur toile

Et je suis un révolté
Communiste
Et l’argent des Occidentaux me fera taire
Il m’enterrera
Moi et les miens après nous avoir exploités
Nous sommes parqués derrière des barbelés
Nous les brigades du futur
Les Internationaux contre l’impérialisme
« Workers »
Travailleurs des mines et du sol
Défricheurs de nos malheurs

Kudzanai Chiurai
Auto et le mouvement ouvrier

Je suis le dominant
Le capital est mon absolu
Je ne confesse pas mes crimes
Je les élève au-dessus des peuples que j’opprime
Les familles seront détruites
Les enfants tueront les enfants
Leurs pères et leurs mères
Puis ils iront soumettre les tribus de l’autre monde
Au coin de la rue ou dans des forêts profondes
Aucune structure ancestrale ne devra survivre
J’imposerai la mienne à la terre entière
Mes lèvres seront pleines du sang des menstrues de la mère planète
Et du sperme de ses enfants
Nul supplice ne me fera résister à la joie de ta souffrance
Car je suis le viol la souffrance le meurtre et l’avidité
Le pillage et la mort
Le sexe de la chair et rien d’autre
L’amour ne me concerne pas
C’est une fausse noblesse
Une erreur pour les faibles
Une croyance pour les imbéciles
Il n’y a que mon ministère
Le mal
Je suis le diable
La terreur des temps

Kudzanai Chiurai (1981, Zimbabwe)
“The Ministers » 2017″ – Posters

Les visages télévisés s’altèrent à force de mentir
De net à flou les regards des hommes-monstres fuient
Les chiens policiers couvrent la violence de leurs maîtres
Dans ces écrans de fortune où s’épanche la propagande
La catharsis dégueule le monde réel
Le châtiment est des deux côtés de la scène et du miroir
Dans les coulisses et à l’orchestre jusqu’aux parvis des théâtres

Slimen El Kamel (1983, Tunisie)
« Diaspora » 2016
Techniques mixtes

Je veux que tu désires cette femme pâmée de bijoux
Elle se vêt du soleil des riches
Elle se prostituera parce que je le veux
Le butin de mes méfaits la fera ployer
À genoux devant tes hanches
Puisant dans ta conscience
Tu oublieras l’humanité
Tu jouiras de sa vie et la couvriras de colifichets
Des dorés des étincelants des brillances partout
Sur ses poignets autour de son cou
De ses chevilles
Pour avilir et t’oublier

Thato Toeba (1990, Afrique du Sud)
« Lekoko » 2023 – Collage, miroir, verre et bois

Et toutes ces nations qui viennent en conquérantes
Leurs civilisations basées sur le tribut
Sur des drapeaux ventrus
Nationalistes
Qu’ont-elles à faire de ce jeune homme
Il continue la lutte
Lui !
Seul
Tous sont partis après
La mine n’a rien donné
La ville fantomatique
Il reste et son geste de ne plus rien faire est la sublime présence
À lui seul ce bout d’homme en haillon est le plus fort
Plus fort que vos machines de guerre et de paix

 

Katharien de Villiers (1991, Afrique du Sud)
« Kommegas » 2019 – Techniques mixtes sur tissu tendu

 

Pagaye dans les eaux saignantes
Femme des torrents impétueux
Va au rythme de l’onde sulfureuse
Les dangers à chaque coup de rame
Sors ta tête noire du ciel livide qui te pourchasse
L’identité n’est pas un papier blanc
Elle ne l’a jamais été
C’est le grand pas de la femme aimante et libre
Qui va vers son destin et celui des fils et des filles
Qu’elle enfantera
Pour la révolution

Gareth Nyandoro (1982, Zimbabwe, puis Pays-Bas)
« We dem boyz » 2015
Encre sur papier monté sur toile

Le rond de terre où s’échauffent les rituels
Le drame du fond des âmes
Magie noire et jaune
Des hordes d’esclaves tête en bas
Corps morts suppliciés
Les traces vers le centre du sacrifice
Celles de sandales vides
Une tête énuclée
Des crânes de poupées
Des ficelles pour retenir les esprits
Des pierres votives pour les subjuguer
Sacrificielles
Tête cornue sur un pic encore une tête
Un bandeau sur ses yeux pour ne pas voir toute cette horreur
L’injustice au fond de trous fermés aux quatre coins
Toute la torture lunaire
Dans le blanchiment des os
Les millénaires ont gardé ce fond de justice larvée
La civilisation des Vandales du nord n’y suffira pas
Nos magiciens conservent leurs mystères
Nos magiciennes en transmettent les sens

 Ouattara Watts (1957, Côte d’Ivoire)
« Fish » 1993-1994  technique mixte et sérigraphie
Chada (1998, Côte d’Ivoire)
 « Pas très loin » 2025 installation-in-situ
Vue de la salle des Ecuries du Château de Montgoger

La colombe apparaît comme une fleur au bout du fusil
Le fusil encore lui ce démon qui n’attend qu’une pression de l’index
Pour déchirer et décimer des familles entières
Une petite pression de rien pour charcuter l’espèce humaine
Et le sonnant et trébuchant fourbit l’arsenal de la destruction
Les abondements aux pays appauvris par leurs rois militaires
Les organisations au chevet de leurs malades entretenus dans leur misère
Mal soignés mal vaccinés empoisonnés vidés de leurs substances
Rats humains de laboratoires
En-mensongés par NOUS
Les Occidentaux
Auxquels aucune confiance n’est accordée
Quand je vois ces corps sublimes
Ces éprouvettes de leur propre servitude
Leur déchéance programmée

Mohau Modisakeng (1986, Afrique du Sud)
« Ditoala XV » 2014 – Impression jet d’encre

Autour des œuvres au sol, la transe continue

L’Air est empli de la terre aux cris d’argile
Le Feu c’est l’homme blanc
L’argentier
C’est lui qui nous guide dans le ventre de l’humanité en révolte
La Terre ce sont les artistes qui créent et façonnent
L’Eau c’est la Dame des Rivières
Dominique est la source et le lien d’En-haut vers ce qui est en-bas
Et je suis en perdition et en retrouvailles à la fois
Entre ces contraires qui viennent se mêler et discourir
Que deviennent ces œuvres
Quel est leur rôle
Sont-elles de simples trophées pour un collectionneur
Des artifices spéculatifs sur une courbe ascendante
Des propos déroutés par des géographies éloignées de leur centre névralgique
Des objets prétendant à la bourse et à la cote de l’art
Il y a de tout ça mais les messages et les ondes persistent
Le diable est enchaîné à son créateur
Ils dansent ensemble le plus macabre des rites
L’un tente l’autre résiste
La gloire et la renommée ou la mort dans le néant
Les œuvres dans les musées ou dans les replis oubliés de l’atelier
La sincérité de l’homme ou de la femme aux mains pures
Ou le pacte faustien pour l’immortalité

 

Chada (1998, Côte d’Ivoire)
« Pas très loin » 2025
Installation in-situ/ Détail

Que vois-je encore
Je ne sais pas me taire
Toujours ce rapport avec la terre
Avec l’homme excavateur de richesses
De pierres précieuses, de tableaux rares
Rodolphe économiste activiste auteur
La scène africaine moins affadie que beaucoup d’autres
Il dit et écrit
Pourquoi et que voit-il
Des géographies des distances des politiques différentes
Ici l’art pensionné obéissant domestiqué
Des messages lisses pour ne pas froisser la main qui salarie
Le lion en cage est moins servile
C’est ce que je dis
Que répondre quand on trace un pentacle au sol
Et que des mages noirs y sacrifient des âmes
Même symboliquement
Même avec des poupées de magasins pour fillettes
Alors qu’aux cœurs des pays chauds
C’est le vrai sang des vraies âmes
Qui façonne la main spirituelle

 

Guy Tillem (1962, Afrique du Sud)
Lubumbashi City Hall, Dr Congo 2003

Cette figure difforme aux piques acérées
C’est la pire chose que j’ai jamais vue
Ou presque
Les violences de la guerre rompent mes liens affectifs
Ils tordent la félicité que j’attends de la vie terrestre
C’est une sorte d’oiseau apocalyptique
À peine éclairé
Deux pattes malingres supportent un corps débile
Des empreintes de mains tachent son ramage
L’homme l’a transformé en oracle hermétique
Le public saura-t-il que l’âme de ce vilain corbeau est noire
Profondément noire
Profonde et démente
Toute la salle est dans un émoi furieux
Des cris me transpercent de partout
Ma conscience est mise à rude épreuve
Il faut que je me souvienne de mes défenses

 

Rashid Johnson (1977, Etats-Unis)
« Anxious Man» 2018
Gravure à l’eau forte au vernis mou

Le trône de fer est un amas de lances missiles rouillés
Chaque douille a servi
Je ne compte pas les assassinés dont elles ont fauché la vie
Nous pouvons discuter et sourire
Je prends même des photos
Des spectres jaillissent de toutes parts
J’en suis conscient mais je me contiens
Difficilement
Pourquoi le feu la terre et l’eau sont-ils si calmes
Mais le sont-ils vraiment
Quand le tonnerre gronde dans ma poitrine

Gonçalo Mabunda (1975, Mozambique)
« Le Trône de l’Empereur de Gaza » , 2018
Armes de guerre

J’entends les porte-voix des sans-voix
Où sont les artistes ai-je souvent lu dans des commentaires
Sur tous les sujets graves de cette dernière décennie
Ceux-ci portent des gants de boxe
Des tournesols sur les genoux
Un portique aux piliers faits de sacs d’entraînement
Des têtes tranchées pendues au plafond
Une jolie tenture florale en fond
Le combat est plié
Le combattant est abattu mentalement
Ou en attente de remonter sur le ring
On apprend ça à la boxe et dans les arts martiaux
Remonter sur le ring
Retourner au centre du dojo
Ou remonter à cheval après une chute
Maintenant

Godwin Champs Namuyimba (1989, Ouganda)
« Beaten not defeated » 2019
Techniques mixtes sur toile

Que faire
Homme de guerre juste
Quand le partage du bien commun se joue sans toi
Que des dirigeants blancs sont assis dans la luxure
Avec des femmes de couleur
Des femmes complaisantes jambes écartées sur leurs possessions
Sur l’or des pauvres de son labeur et de sa plus-value
Que des blondes bottées mènent en coulisses
Le sort du monde

Umar Rashid (1976, Etats Unis)
« Everybody wants to rule the world” 2022
Acrylique et flocons de mica sur toile

La femme en blanc est dans la mine de terres rares
Sa blancheur tranche sur un fond noir et brillant
Les paumes ouvertes vers le ciel
Quelle justice mon frère
Sa robe de mariée est devenue un vulgaire tablier
L’immaculée est tachée de tâches quotidiennes
Elle porte un masque
Ce sont des œillères pour chevaux
Le vingt-et-unième siècle doit absolument être celui de la femme

Mohau Modisakeng
« Endabeni » 2015
Impression jet d’encre

Et je la vois cette autre femme avec ses bigoudis
Le fusil mitrailleur entre les coudes
Le visage crispé sur ses tirs en rafale
Elle est entourée de toutes les atrocités dont les mâles sont capables
Elle se défend ou attaque
Le chaos et ses vanités
Des détritus pour tout confort
Alcool essence fûts de matières dangereuses
Produits hautement toxiques
Les corps masculins vêtus de cartouches en bandoulière
Cette femme furie qui ne cesse de tirer
Quels drapeaux permettent cela
Derrière quelles lunettes de soleil la nature se reflète-t-elle
Quelle horreur préside à ces destins en colère
Qu’a vécu cet homme arc bouté sur les tirs de son arme
Il hurle je l’entends
Quand la guerre a-t-elle fait de lui un animal sauvage
Une bête
Quel or est-il passé entre ses mains pour qu’il puisse s’offrir de tels joujoux
Quelle fraternité a-t-elle failli

Kudzanai Chiurai (1981, Zimbabwe)
« Révélations I », 2011
Encres pigments sur photo papier satin premium

C’est le message de ces artistes qui défient l’Occident
Ils lui montrent son œuvre
C’est la nôtre
C’est notre silence
Notre damnation à la folie éternelle
Derrière les vitres sécurisées d’expositions thématiques
Où la violence de la chair est omniprésente
Parce que nous sommes mortels
Et que l’apocalypse est à nos portes dans l’indifférence quasi générale
Voici ce qu’ils disent :
« Retirez vos bandeaux
Faites face aux forces obscures
N’ayez pas plus peur d’elles qu’elles n’ont peur de vous »

Amadou Sanogo (1977, Mali)
« Marikana et Mégaphone » 2015
Acryliques sur toile

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Mes remerciements à Mme Dominique VERNIN pour la conception de cet article et à M. Rodolphe BLAVY pour la visite de l’exposition.

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Image en présentation :

Vue de l’exposition NOIR MATTERS – Anciennes écuries du château de Montgoger – 2025 – Avec les œuvres de Mahau Modasikeng, Mikael Armitage, Simen El Kamen et Igshaan Adams.

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