22 octobre 2023
Le MADAME JOJO’S
… En attendant donc, les membres de la troupe étaient également prêts et venaient, chacun leur tour, minauder près du bar où quelques drag queens de passage, des habituées, venaient étayer l’atmosphère de sulfureux parfums. Pour moi, c’était là le vrai spectacle, quand mes compagnons de tout à l’heure, qui sirotaient leur café au comptoir du coin, apparaissaient dans leur grand soir, habillés dans des tenues dont l’extravagance, largement diffusée par les guides londoniens, est mythique.
Denise était sans conteste la plus troublante d’entre elles. Grande, élancée, un regard d’ange et une petite bouche mutine sous un minois des plus doux, elle était un plaisir pour les yeux. De ce point de vue, elle emportait ma préférence. Elle portait de longues toilettes vaporeuses ou moulantes sur un corps souple et félin. Sa poitrine n’avait pas besoin d’artifice, elle était joliment pointue et son port était des plus gracieux. Ses effets d’épaules, juste sous la ligne horizontale de ses cheveux châtains clairs, s’accouplaient de longs gants qui garnissaient ses longs bras jusqu’au-dessus des coudes. Pour ses tenues, Denise choisissait de préférence des couleurs pâles, allant avec son teint. La colonne vertébrale toujours dégagée, quelque fût sa robe, l’œil d’un voyeur ne pouvait que glisser vers la croupe, mise en évidence.
Certes, les hanches restaient un peu étroites. Un amateur de belles et pleines courbes aurait été un peu déçu, mais la diva disposait d’atouts suffisants pour donner le change. Malgré mes attentions, sans autre intérêt que celui de la servir au mieux, je ne m’entendais pas avec elle. Un fossé nous séparait. Elle était la frivolité dans toute sa splendeur, j’étais le besogneux derrière sa machine puante. Je ne me souviens pas d’un seul regard de sa part, sinon lors d’un conflit stupide où je dus céder pour ne pas subir les foudres de son caractère, exécrable. Elle ne supportait pas la plus petite remarque, quelle qu’elle fût. Pourtant, il se dégageait parfois de son comportement une gravité qui altérait la composition. D’un instant l’autre, Denise sombrait dans un état second et semblait oublieuse de l’endroit où elle se trouvait. D’autres fois, l’humeur sauvage et refusant de boire dans un verre à moins que ce ne fût du Champagne, elle buvait la bière au goulot, comme un mec. Cependant c’était un ravissement que de la voir se mouvoir en face de moi, prisonnier de ma pauvre embarcation, toujours mouillée, sale et empestant le houblon malgré mes efforts ― peu relayés au demeurant.
Si Denise s’évertuait sans réel succès à obtenir un timbre de voix féminin, elle avait néanmoins prévu une opération chirurgicale qui lui permettrait de changer de sexe. Cette transformation programmée lui conférait un respect sans bornes de la part de ses consœurs, et elle me faisait l’effet d’être la petite princesse de la troupe, celle qu’on protège et qu’on pousse affectueusement en avant. Mais si Denise m’ignorait, elle avait par ailleurs parfaitement conscience de mon existence et, mise à part sa petite personne, j’entretenais avec d’autres des rapports plus complexes.
Le meneur de la revue n’approchait pas souvent du bar. Il fallait qu’une personnalité s’annonçât pour qu’il daignât s’y montrer. C’était un homme à l’allure plutôt râblée, traînant dans son sillage mesuré un sombre mystère. Ses yeux pénétrants dévisageaient ses interlocuteurs derrière deux fentes inquiétantes où perçait l’intelligence. Un homme d’écoute, lent et sûr de lui, d’une politesse exquise. La pilosité épaisse et brune, les cheveux courts et drus, les sourcils épilés et le visage poudré, je le soupçonnais d’être obligé de se raser en coulisses avant chaque spectacle. C’était lui qui, à la fin du show, entonnait la chanson « This is my life » de Newell ― en play-back ― et donnait au spectacle le ton juste, même si, et cette impression est gravée dans ma mémoire, une indicible fatalité émanait de son interprétation muette.
*
Soho 1998. Extrait d’ « Un roman londonien » aux titres multiples.
* * *