14 septembre 2015
Scandale au Palais Zvorsblatt
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Par Bimbo Blatte, notre envoyée spéciale à Venise.
Depuis bientôt un siècle et durant la biennale de Venise, la Comtesse Zvorsblatt ouvre les grilles de son palais éthéré, flottant au-dessus de la lagune. Philton, mon rédac-chef, s’est décousu d’un billet d’avion – un exploit – pour que je couvre l’évènement. Et me voilà parmi des personnalités venues de toute la blattosphère pour assister au défilé des dernières créations du célèbre couturier Blattciano.
Dans les jardins du palais, voitures et voituriers s’engagent dans un ballet où les robes longues glissent avec majesté entre les statues de marbre, éclairées par un soleil rougeoyant. Haute couture oblige, j’ai dû faire un effort et je porte une robe de mousseline en soie rose décolletée dans le dos. À mes pieds, une paire de sandales à talons hauts lace mes chevilles à la spartiate. Très stricte, le front dégagé, j’ai tressé mes cheveux ; ils me frôlent l’échine quand je marche. Professionnelle avant tout, un dictaphone miniaturisé à laser et à commande vocale ― conçu spécialement pour moi par Blattman dans son repère secret ―, est serti dans une broche de strass que j’ai épinglée sur mon sein gauche. Ce gadget d’espionne me permet, mine de rien, d’écouter les conversations à distance grâce à une nano-oreillette. En attendant, sans cavalier, j’ai l’impression d’être une proie facile au milieu de toutes ces blattes.
Silencieuse comme une geisha, je me fraie un chemin parmi les invités. Me voici dans la salle de bal au centre de laquelle, sous des lustres éclatants, un long tapis immaculé attend de vibrer sous les pieds de quelques unes des plus belles femelles qui soient. J’aperçois la Comtesse Zvorsblatt qui discute avec Dodo Blattkunst, le célèbre artiste blatéricain. Superbement moulée dans une combinaison de cuir noir, bottée, le teint hâlé, la Comtesse pose, du haut de ses cent-vingt ans, sur une grosse cylindrée. Près d’elle, un garçonnet imberbe en tenue de groom coiffe inlassablement ses longs cheveux gris cendre. Plutôt canon, elle aurait obtenu cette plastique juvénile grâce à un rigoureux régime siliconé. Seul l’esprit, dit-on, ne suivrait plus très bien. Bien entendu, comme la presse l’avait annoncé, elle porte pour l’occasion autour de son cou le fameux Blatt’I Nor, le plus beau et le plus cher diamant du monde, monté sur une parure d’émeraudes. Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien se raconter, ces deux-là ? Ecoutons voir…
« Mon cher Dodo… quelle inspiration… quelle force… quelle maîtrise… quelle oeuvre magistrale… mon cher Dodo… quelle inspiration… quelle force… quelle… – C’est bon Comtesse, c’est bon… » la stoppe l’artiste sèchement, cherchant des yeux quelqu’un qui pourrait le sortir des envolées lyriques de la vieille mécène. Soudain, marmonnant tout haut, son attention se porte sur une blatte qu’il connaît bien. « Tiens, tiens, mais c’est Bimbo, là-bas… on dirait qu’elle s’intéresse à mon décor… » Mais pendant qu’il suit des yeux la journaliste du Blatt Post, Dodo est distrait par le dithyrambe de la Comtesse. « …quelle poitrail mon cher… quelle postérieur… quel outillage… » Agacé, il laisse finalement échapper son impatience. « Allons bon ! Voilà l’autre sénile qui déconnecte, maintenant… Ah flûte, elle m’a fait perdre Bimbo de vue… ou est-elle passée ?… »
Sacré Dodo ! Il s’est mis dans le pétrin. Ça lui apprendra. Toujours est-il qu’il a réalisé un décor au fond de la grande salle. De là, je suppose, sortiront les modèles. Plus proche de la sculpture, l’œuvre est à la hauteur de sa sulfureuse réputation. C’est une immense tête de femme reposant de côté, joue contre sol. Ses lèvres sont grasses et rouges comme le feu et ses yeux sont outrancièrement peints, genre super pétasse. La figure, pour donner un nom à cette horreur, est prise dans les entrelacs complexes d’une chevelure bleu électrique. Tout autour, des chérubins dorés, le sourire coquin et licencieux, se pourlèchent avec obscénité. Comble du mauvais goût, deux fesses roses, animées par je ne sais quel système à la noix, se trémoussent de contentement au-dessus de l’œuvre sous un effet sonore de battement de coeur. Et apparemment tout le monde trouve ça beau.
Ah ! Je viens de voir passer Blattciano, le couturier… il court une paire de ciseaux à la main… Oups ! Sans faire exprès, dans sa précipitation, il a sectionné la ceinture d’une jeune femelle dont la jupe est tombée. Tandis qu’il se confond en excuses, aucunement gênée, la jeune blatte, riant aux éclats dans une adorable petite culotte en soie, très nature au milieu des sifflements, lève une patte, puis les autres, attrape sa jupe et la lance en l’air vers un lustre auquel elle s’accroche sous les applaudissements. Un vrai soir de gala, quoi !
Allez, je pousse un peu plus loin. Un incessant mouvement d’ailes et de déshabillés vaporeux s’immisce en tous points du palais. Dans un coin, un papillon sort de sa chrysalide, pendue au bras d’une armure. Je me glisse jusqu’à l’immense terrasse qui surplombe la lagune. Le spectacle est merveilleux. Une lune resplendissante monte dans le ciel. Par chance le temps est splendide et l’on peut distinguer le moindre détail de la cité millénaire, à laquelle accoste une ribambelle d’embarcations multicolores.
Je sens une main dans mon dos. Je me retourne. Un revenant. Casanoblatte ! Je le croyais enfermé dans la prison des Doges. « Quel plaisir, Bimbo, de te revoir… – Je n’en dirai pas autant, espèce de maniaque. – Tu m’en veux toujours ? – Je t’ai attendu. – Les femmes aiment attendre. – Peut-être, mais pas lorsqu’elles sont attachées nues à un arbre la nuit en pleine forêt. – J’ai été retardé. – C’était bien le moment de te faire pincer, gros nigaud. – Comment t’en es-tu sortie ? – Mal. J’ai dû rejouer plusieurs remakes de Justine avant qu’une bonne âme ne me délivre enfin sans profiter de la situation. – Hum… – Et toi ? – Je me suis évadé hier. Tiens, tu vois l’inspecteur Lablattos là-bas qui arrive. Ma patte à couper qu’il me cherche. – Je peux savoir ce que tu fais ici, déguisé en groom ? – Devine, petite maline, devine… on s’appelle… Ciao ciao… »
C’est ça, c’est ça… Ah ! Un majordome fait signe de prendre place dans le salon. Je redescends. On se pousse, on s’avance, les sièges sont pris d’assaut. Zut ! Dodo Blattkunst m’a repérée. Coincée… je vais y avoir droit. « Bonsoir, Bimbo. Tu es très en beauté, ce soir, fatalement belle… – Je vous vois venir et je sais ce que vous allez encore me demander. Désolée, mais ma réponse est toujours : non ! Je n’ai guère envie de poser pour vous. – J’insiste, Bimbo. Comprends-moi, j’en ai assez de tous ces éphémères qui cognent à la porte de mon atelier uniquement pour se déshabiller. J’ai besoin de vérité, et de grâce. Avec toi je sens que je peux révolutionner l’histoire du nu. Sois ma muse. Réfléchis, je peux t’immortaliser, faire de toi une icône. – Rien que ça ? – Ah, Bimbo, tu me tortures… j’aime, ô oui j’aime. Mais je suis patient. Je t’aurai et tu le sais pertinemment… Ah, excuse-moi, la Comtesse m’appelle… elle ne peut rien faire sans moi ce soir… si tu passes à New Blatt City, pense à moi, appelle-moi…by… »
À chaque fois c’est la même rengaine. Poser, poser, poser. En attendant, son baiser dans le cou m’a fait tout drôle. Quel macho. Il faudra que je repense à sa proposition. Immortelle… ça laisse rêveuse… Bon, je m’assois avant qu’il n’y ait plus de place. Au premier rang toutes les femelles croisent les pattes, je fais comme elles. J’ai les muqueuses qui palpitent. J’ai l’impression de nager dans un bain de gin tellement ça sent la fleur. Heureusement quelques effluves de musc ambré pimentent l’air. Ils émanent de ce superbe Combattant assis à côté de moi. À son regard caparaçonné, sûre qu’il en pince pour moi. Entre la fleur et l’animal, mon parfum d’ébène résiste plutôt bien.
Ah ! La musique, enfin. Petite douceur en ut mineur. Le décor ouvre la bouche, de la fumée s’en échappe. Une sculpturale femelle en sort, féerique de sensualité, dans un ensemble fauve. Je rêve ou c’est Blatt’Woo… mais oui c’est elle. Quelle créature… elle ne marche pas, elle danse. Chacun de ses pas est un miracle de légèreté. Elle est vêtue d’une jupe courte retenue par une large ceinture qui lui modèle la taille. De hautes bottes laissent apparaître le haut de ses jambes ― je ne peux décemment écrire ici pattes ― lisses et fermes. Blatt’Woo virevolte, telle une abeille, les mains dans les poches d’un manteau mi-long dont elle rejette fièrement les pans vers l’arrière. L’allure est souple. Ses hanches, balançant au rythme de la musique, donnent le frisson. Un court bustier avive sa poitrine, fascinante, qui saute avec élégance. Le ventre dénudé, un bijou est posé sur son nombril, telle une rose. Son cou, long et gracile, est orné d’un collier d’eaux pures. Blatt’Woo est belle à en mourir. Sa chevelure de feu s’enroule et vole dans une brise invisible. Elle fait une petite moue ravageuse en passant au milieu des invités. Elle m’a vue. Ce clin d’œil est pour moi. L’espace d’un instant je sens des regards sur ma personne. Mais, le rythme s’accélérant, Blatt’Woo frappe du talon. Captant de nouveau l’attention, elle se cambre soudain en arrière. L’espace a tremblé. Ses cheveux, libérés, tournoient en une gerbe ondulante. Ses yeux me reprennent… me retiennent. Elle ne me lâche plus. J’ai envie d’elle. Elle a envie de moi. Je me souviens de notre rencontre à Rome, de l’amour insensé qui nous a retenues toutes deux, lors d’une nuit torride, comme nous visitions les catacombes. On ne se connaissait pas mais, le lendemain, nous étions deux sœurs : elle, la rousse flamboyante, moi, la blonde ingénue, nous tenant par la main pour nous donner du courage tandis que nous remontions vers la surface des choses après une vulgaire, mais providentielle, panne de courant.
CLAC ! Que se passe-t-il ? Plus de lumière, comme par hasard. Le noir total. Un cri. Des pas qui frappent le sol. Des exclamations d’effroi. « Que personne ne sorte ! » Brouhaha, tumulte. Soudain, la clarté revient. Des gens se sont levés, l’inspecteur fait de grands signes désordonnés. La Comtesse, tout à coup, se met à hurler. Sa parure, son diamant ont disparu. Au fond, un groom glisse derrière la foule. Casanoblatte ! Mais… que fait-il ?… il se dirige vers moi. À ma hauteur et en un éclair, il ouvre mon mini sac, y introduit son larcin et disparaît. Lablattos l’a vu. Trop tard… entre les ors du palais et les fenêtres ouvertes sur le jardin, Casanoblatte s’immobilise un instant magnifique puis se volatilise.
Il vaudrait mieux que je me cavale. Cet imbécile d’inspecteur est bien capable de me coffrer. Quant à ce machin, j’irai le cacher chez Emma en attendant que ça se calme. Tant pis, je relève ma robe. Il faut savoir prendre ses pattes à son cou lorsque c’est nécessaire.
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