11 septembre 2025
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Poésie de l’immanence
Mes enfants vont bien, je revois l’aînée se pencher sur le berceau de son petit frère, elle voulait un petit frère, elle en rêvait et voilà qu’il était là devant elle, tout petit ses deux grands yeux ouverts, ses mimines un peu rabougries, ses doigts qui cherchent déjà quelque chose à agripper comme la vigne lance ses grappins vers son tuteur, et elle, ma fille, déjà prévenante et attentive, je l’imaginais maman un jour bien que l’idée d’un gendre ne me plaisait qu’à moitié, mais elle n’avait que six ans, elle aurait bien le temps et nous aussi sa mère et moi, Alice tu m’as fait de beaux enfants, tu peux être fière, la petiote, comme on l’appelait, pas longtemps, très vite elle a pas trop aimé, la petiote, j’suis pas p’tite, qu’elle nous faisait avec ses beaux sourcils frondeurs, alors on n’a pas insisté, évidemment, et puis Alice lui avait trouvé un joli prénom, Rébecca, au début j’étais pas trop chaud, je trouvais que ça faisait un peu chargé comme mot à prononcer, Rébecca,
Mais attends une seconde, si je peux dire, la situation serait cocasse pour dire ça, je ne sais pas si c’est l’accélération mais une sorte d’ivresse de la vitesse me saisit, c’est soudain, je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi fort, moi qui d’habitude sait parfaitement me contenir en toutes circonstances, surtout les plus denses, celles qui vous affectent vraiment, qui vous font comprendre celui que vous êtes et que l’autre a mis à nu, celles qui font appel d’air dans votre être tout entier, l’émotionnel à découvert, comme maintenant, le cœur qui s’emballe, j’ignore encore ce que c’est, de la peur ou quelque chose de si grisant que les sens s’éveillent anormalement, attends voir, en fait j’ai le sentiment très net d’être en suspension, je sais, intellectuellement, que les choses ont pris une direction, comment dirais-je, minutée serait exagéré, quoiqu’il en soit je me suis trompé ou bien n’ai-je pas assez persévéré à réfléchir à un instant crucial où il fallait d’abord décider,
C’est vrai que si je pouvais étendre mon champ d’investigation sur le sujet, ou plutôt si j’avais pu, vu les circonstances, la vérité est qu’une chose en moi absolument inimaginable avant ce saut dans l’inconnu s’est manifestée et a agi sans crier gare, ce qui pour autant ne me retient pas encore de hurler à mon tour, sans aucun doute parce que débattre de la fatalité a des limites lorsqu’elle celle-ci s’approche, et j’en reviens à la vitesse, c’est vrai aussi dans un registre plus terre à terre, ne riez pas, et…
Je ne sais déjà plus à quoi je pensais, Alice me dirait arrête de réfléchir, quand elle va savoir je me demande sa réaction, sera-t-elle fière ou dubitative à l’endroit de mes capacités, oui je vous vois venir, je parle de l’esprit d’entreprise, de la volonté et de la discipline nécessaire pour avancer en terrain miné, la société, notre société il faut la reconnaître quand on y adhère, je le confesse sans Alice il y a bien des directions que je n’aurais pas empruntées, elle a toujours eu cette préscience, j’ai une femme précieuse, non mes amis n’ont pas de raison de me rappeler tes qualités mon amour, je les connais, mais il m’arrive de voir qu’ils t’écoutent, que tu les fascines parfois, aussi pardonne-moi si mes absences te donnent l’impression que j’oublie ton existence, quelle idée, abandonner la femme de sa vie, en pensée, tu es là tu n’y es pas, impossible, c’est comme imaginer ton absence, c’est juste concevable comme ça, pour ne rien dire en fait puisque c’est justement ta présence qui retentit à pleine volées d’airain dans mon être tout entier et que mon sang circule à une allure telle que mon cœur te cherche à tout rompre, pas mal non cette image, le cœur qui se bat à la vie à la mort, faisant fi de la personnalité, des apparences, il cogne ce qu’il a à cogner, les parois qu’il habite, ses cavités qu’il emplit et désemplit, et ça résonne,
Au collège, je n’aimais pas trop le sport, mettre un flottant pour courir, transpirer, donner des coups de pieds dans une balle, sauter, aller et revenir, retourner en classe les joues roses et le linge de corps trempé de sueur, Rebecca est au collège, elle natte ses cheveux déjà si longs, sa mère ne veut pas qu’elle les coupe, pas encore, alors ce sont des séances sans fin dans la salle de bain, je les entends, je perçois tous ces bruits de faïence et leurs rires, mais qu’est-ce qu’elles font là-dedans, quels mystères se livrent à des confidences dont je ne saurai jamais rien, et pourtant dans ces moments-là je sens que la vie se déroule sous l’angle du bonheur, quelle chance de laisser les rayons du soleil entrer par cette fenêtre, ses cheveux sont blonds comme les blés, à n’y rien comprendre, plus brune qu’Alice tu meurs, et moi tendant sur l’écossais, la peau tachée de rousseurs, le teint lunaire l’hiver, homard l’été, et notre gamin pareil sauf sa tignasse qui résiste et tend vers un auburn que lui envie les femmes, mais en a-t-il conscience de sa beauté celui-là, s’il continue comme ça il fera des ravages, Alice déteste quand je dis ça, surtout devant Rebecca, elle ne veut pas la voir grandir ni lui voir pousser cette petite poitrine enfantine que la môme en parle avec une sorte d’étonnement si émouvant, comme d’ailleurs tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait, le moindre de ses sourires me fait fondre, que pourrais-je lui refuser à ce bout d’être dont l’amour est ce que la vie m’a offert de plus grand et de plus cher,
Non chérie, je ne fais pas une fixation sur notre fille, si je te dis qu’elle est beaucoup plus intelligente que la moyenne c’est parce que je le vois bien, non je ne suis pas dans le registre je préfère ma fille à mon fils, tu m’ennuies à la fin, pourquoi ne la gâterais-je pas, tu sais comment j’ai été élevé, je t’ai raconté, un père souvent brutal, avec moi comme avec ma mère, elle non plus n’était pas tendre, une vie de besogne, très tôt, aux champs avec les chevaux de trait à mener devant la charrue, une terre aussi dure que le caisson qui servait de cerveau à une famille de terriens, mon père, parlons-en, une espèce de bûcheron sans forêt, toujours à râler, à maudire son voisin, à invectiver le maire du village, le curé et toute la création, mais ma mère, heureusement, qui me bichonnait, s’échinait à me mettre des nœuds dans des cheveux que j’avais courts et drus, elle voulait que je sois docteur et me voici avocat,
Voilà qu’elle voulait me marier avec la fille Marcelin, La Jeanne qu’on l’appelait, j’étais en primaire avec elle, jusqu’aux portes du lycée, un parcours main dans la main, ma première âme sœur, nous avons laissé ensemble notre virginité dans un train couchette lors d’une colo, on n’était pas les seuls dans le compartiment à se bécoter, nous on n’a pas voulu changer de partenaire, on s’aimait depuis l’enfance et on s’est perdu peu après mon déménagement, Alice ne sait pas que j’ai gardé ses lettres, c’est comme ça que j’ai commencé à écrire, et puis je t’ai rencontrée, mon Alice, sur un quai de gare, encore une histoire de train, sauf que ce jour-là je revenais de l’armée, une vieille histoire, l’armée, le secondaire ne me convenait pas, je me suis engagé, mes études ont été retardées et alors, la ferme ce n’était pas pour moi, cinq petites années dans les paras en suivant les cours du soir dans mon dortoir, le Bac d’abord et en sortant j’avais déjà passé une prépa, un beau diplôme et deux années de retard mais quelle importance, l’université m’ouvrait grand ses bras, c’était assez amusant de voir tous ces gamins de bonne famille pour la plupart et qui n’avaient rien fait d’autre de leur jeunesse que de cirer les bancs des amphis avec leur derrière, je la ramenais pas trop, de toutes les façons il n’y avait pas de bagarreurs à l’univ’, quelques mômes politisés, des grandes gueules manipulées, peut-être avec raison, je ne saurais dire, les mouvements sociaux nous concernaient aussi, nous étions en marche vers le système de toutes les manières, c’est ça la loi, un outil fait par les dirigeants pour dominer le peuple,
Tu t’en souviens, j’avais un sac à l’épaule, un sac en toile kaki en forme de boudin, le paquetage du biffin en bandoulière avec ma vie à l’intérieur, la quille, c’était fini l’armée pour moi, terminé les gardes, les sauts en parachute la nuit, les manœuvres pour de vrai ou pour de faux dans les régions les plus reculées de la terre, j’avais échangé un écusson russe au fripier pour garder mon uniforme, je l’avais sur le dos pour ne pas me faire emmerder par les contrôleurs, mais surtout pour en mettre plein la vue à mon grand-frère, c’est lui qui tenait la ferme, le père, tu penses, du haut de ces soixante-quinze printemps, je l’imaginais, le vieux nationaliste de souche, à pérorer sur le monde et tutti quanti à faire des signes de croix en cachette pour que le frangin fasse pas trop de bêtises avec l’outillage, c’est pas qu’il est maladroit, René, au contraire, mais c’est un distrait, dans sa dernière lettre il avait quand même l’air de dire que tout allait pour le mieux, que la mère le tannait pour qu’il se marie, une véritable obsession, qu’à quarante ans c’était dans la logique des choses, qu’elle aurait bien aimé un petit fils ou une petite fille pour ses vieux jours, qu’il m’a dit quand même qu’il avait une concubine, c’est vrai que j’étais curieux de la voir sa chérie et c’est en pensant à ma famille que tu m’es apparue,
Allez dis-le qu’il t’a plu le petit para avec son béret rebelle sur le crâne, t’as dû te dire mais qu’est-ce que c’est que ce beau gosse, tu vas rire mais même avec mes galons à l’épaule j’en menais pas large devant le joli minois qui me souriait dans sa jupette de première de la classe, moi si timide d’habitude, comment je t’ai fait du gringue, jamais je n’oublierai comment je t’ai fait rire mon Alice, j’aurais tellement aimé t’embrasser ce jour-là, un vrai coup de foudre de cinéma, c’est que tu ne t’es pas laissée faire, ça m’apprendra, je ne te dis pas le tracteur après dans les champs, mon père était fou de me voir blinder comme si j’étais dans un tank, en tous les cas pour un ancien d’Algérie quand il m’a vu il en est resté comme deux ronds de flan, ma mère, elle, elle s’est mise à chialer comme une madeleine et la première chose qu’elle a été capable de me dire c’est me demander si j’étais marié, comme si je n’avais eu que ça à faire,
Où allais-tu déjà, ah oui tu revenais de ta vie parisienne, comme moi de ma caserne, comme deux pensionnaires, on en riait, toi après Sciences Po et l’ENA à traîner avec le haut du panier, avec les ministres de demain, l’enfant prodige, mention avenir assuré, le Graal en main, et moi m’en retournant à mes champs picards où m’attendaient l’été, les animaux de la ferme, la moisson et un vieux Massey-Fergusson, sans oublier mes parents qui ne savaient même pas que j’étais sur le chemin du retour après cinq interminables années, et toi à Noyon, rejoindre ta famille, et nous étions là Gare du Nord à nous tordre pour des babioles alors que nous ne connaissions ni d’Eve ni d’Adam, alors j’ai loué une voiture, j’étais plein aux as, une solde de capitaine ça commence à faire, c’était un SUV de malade, une espèce de monstre parlant, un crochet à Trouville, le temps d’un bain de minuit, et je t’ai ramenée presque devant ta porte pour ne pas effrayer tes parents, il ne me restait plus qu’à revenir te chercher un de ces soirs et t’emmener au ciné, mais bon dieu ce que tu étais belle mon cœur avec ta jupe plissée blanche et ton pull bleu marine aux couleurs de l’océan,
Arthur, notre fiston, sera marin ou avocat comme papa, c’est vrai qu’on a attendu avant de les faire nos bambins, nous avions des voyages à faire avant, des musées à découvrir, et du travail à abattre, c’était mieux d’attendre, mais avons-nous vraiment attendu, nous nous étions construit une retraite dorée avant l’âge, un havre de paix pour deux tourtereaux la tête dans le guidon, toi dans la géopolitique, un secrétariat d’État aux Affaires étrangères, tes allers-retours en hélicoptère pour un oui pour un non, et moi mes jours et mes nuits dans mes bouquins et à la ferme le week-end alors que je suis né sous un signe d’air, je rêvais de sauts en parachute, de paysages montagneux et j’étais dans les blés horizontaux, tiens, pendant que je pense à ça il me semble ralentir, en fait j’ai fini d’accélérer, j’ai atteint la vitesse maximale, quelques microsecondes auront suffi, pourquoi est-ce que je me remémore le dimanche la messe au village, les brioches en couronnes que les enfants de cœur en aubes blanches et rouges apportaient dans des paniers en osier, toute une culture du Petit-Jésus qu’on venait dévorer sur les bancs de l’église, et puis le travail, moi l’enfant de la campagne, le petit roi du monde futur qu’un père ne ménageait pas, un père aimant, un taiseux qui s’est finalement suicidé, c’est comme ça, avec le fusil de son père, une pétoire meurtrière qui traînait sur le dessus de la cheminée et que nous avions fini par croire inoffensive, cette relique de malheur, ma pauvre Mère Courage qui ne s’en est pas remise et qui l’a rejoint l’année suivante, par amour, une autre époque, des géants aurait dit Hugo,
Un seul enfant mais un chenapan, toujours à rentrer tard, à ne pas savoir quoi faire de ses dix doigts, sauf pour lire, tout et n’importe quoi, les livres que me prêtait Jeanne et qu’elle chipait dans la bibliothèque de son paternel, le pharmacien du village, ce n’était même pas une boutique chez lui, il s’était improvisé vétérinaire et vendait surtout des antibiotiques, de l’aspirine et un peu d’opium sous le manteau, c’était bien le genre à souffler dans le trou du cul des chevaux, on le blaguait à vingt kilomètres à la ronde mais il avait de bons bouquins, un jour Jeanne m’avait apporté une vielle édition des Lettres persanes, du coup j’ai lu tout Montesquieu, le père Marcellin en avait même en double, il portait une véritable vénération à l’écrivain de l’Esprit des Lois, je l’avais dans mon barda, les autres se moquait de moi au mess, je lisais même en mangeant sans porter la moindre attention aux bavardages, le commandant a fini par me muter dans des bureaux, fini les crapahutages, les largages, les missions pour la paix, pour la guerre, pour de bonnes ou mauvaises causes, fini de mettre des êtres humains dans le viseur ou sous la pointe d’une miséricorde, fini l’Enfer, la damnation éternelle, il n’y aura jamais de rédemption pour un soldat, j’ai lu une poésie où l’autre était moi, le fusil mitrailleur ou le sabre du samouraï ne disent pas autre chose, je l’ai pourtant intégré cette école d’officiers, il paraît que j’avais des capacités, une bonne mémoire, alors j’ai fait du droit, j’avais vu trop d’injustices,
Pardonne-moi Alice, je n’aurais pas dû revenir sur ces années de guerre larvées, ni sur ces souvenirs avec La Jeanne, c’est avec toi que je suis devenu un homme, enfin celui à qui tu as permis de s’accomplir, de fonder une famille, de quitter l’illusion des combats alors que tant d’autres se présentaient à nous, ceux de la société, ceux de la politique, ceux des controverses, les plaidoiries pour la défense d’untel ou d’unetelle, quelques mafieux je l’avoue, ils payaient cher mes services, mais j’ai vite déchanté, le crime te poursuit de la même manière que les morts, ils en veulent à ta vie, ils te poursuivent sur ton téléphone portable comme dans tes rêves, la nuit les revenants, leurs visages funestes, les Grecs avaient des dieux pour eux, des déesses surtout, pourquoi des femmes nous poursuivent-elles de leurs figures hiératiques, pourquoi fouettent-elles ton esprit fuyant si fuyant de leurs prophéties, qu’est-ce que le Christ ajoute à la culpabilité, quelle offense à la vie se range sous les auspices du pardon, quelle confession enfin vis-à-vis du déraisonnable, quelle folie…
J’aperçois des visages, ils ont la taille de têtes d’épingles, ils se rapprochent, il m’est impossible de saisir leurs expressions, leur corps sont comme figés, il doit s’agir d’un spectacle ou d’un évènement extraordinaire, je suis l’acteur principal d’une scène unique, je ne crois pas que je serais au rendez-vous pour un rappel, pour des applaudissements, le vent est le silence, à moins que ce ne soit la vitesse à l’état pur, j’ai connu ça dans les hauteurs du ciel, la porte qui s’ouvre, le souffle de la vitesse et le bruit du moteur, le hurlement qu’on lit sur les lèvres du chef, la poussée dans le vide, la descente, si rapide et si lente à la fois, le sol qui n’en finit pas d’être lointain tout en se rapprochant, j’ai l’habitude, des dizaines et des dizaines de sauts, l’altimètre sous pression, attention à ne pas dépasser la limite, il faut tirer sur la manette, ouvrir le parapluie, absorber le choc, coup de rein, muscles des bras tendus, le mental, très important le mental, alors pourquoi suis-je autant grisé par cette nouvelle expérience, tout dépend de l’issue, la vie est une théorie joyeuse, même la guerre se joue dans des gestes de jouissance, le tout est que ça passe, que nous soyons au rendez-vous des virées entre potes après la torchée, on boira aux absents et puis on oubliera ces héros d’un jour noir, la vie nous rattrape dans ces interstices où nous négocions avec notre conscience, demain recommencer, la peur, le risque, la mort,
J’ai vu des cités détruites des jours de fêtes, quelle immense tristesse que ces barnums errant d’une victoire à une autre, humanité hallucinée, il fallut creuser des trous rectangulaires de la taille d’un avion courrier, j’ai vu des bulldozers charrier des corps comme dans Soleil vert, la réalité dépasse la fiction, elle continuera tant que la politique sera ce qu’elle est, une prédatrice, une cinglée en liberté, une affaire négociée entre élites cultivées, la culture n’est-ce pas, celle que tu m’as enseignée ma chère mère entre deux besognes, à table le frichti du midi, le souper du soir, la leçon de choses dans les fossés, les bois hurlant nos cris de ralliement, les copains, des gamins de la campagne, coureurs et joueurs, infatigables, poussiéreux, les tatanes ouvertes sur le devant, les chaussettes trouées, les genoux ensanglantés, parfois une dent cassée, le coup de poing d’un enfant plus fort et qui fait mal, la revanche, la bagarre, des coups encore, des bleus des bosses, La Jeanne qui embrasse mes plaies, ma chair, tout s’emmêle, mon père et mon frère dans les mêmes vêtements et la même démarche, deux générations en une, et ma mère oui toi maman qui n’a pas le temps et qui le prends et nous apprends la vie au frangin et à moi, à dépasser notre condition, j’ai compris, je m’enfuie, un instant, des années,
Au maniement des armes, démontage et remontage, pièce par pièce, graissage, sur le front en opé quand ta vie en dépend, celle de ton camarade, la survie collective, le dépassement de soi, vivre dans le sable, le froid, la neige, où encore, dans la jungle et parfois auprès d’une femme aussi seule que toi, je me souviens de cette belle iranienne dans un festival, ses bras dorés et ses lèvres brunes, son chant d’amour et ses cheveux épars, se souvient-elle de mon corps, de ma langue, celle parlée comme celle du baiser, dans quel port étais-je, à quelle enseigne, quelles drogues m’ont emmené plus loin que le voyage, quelle autre jeune femme de mon âge a joué avec moi un air de liberté volée, des visages et des ventres défilent, des poitrines et des vulves, des regards surtout, droits, fiers, envoutants, je les laisse et les oublie pour ton cœur mon Alice, elles étaient de passage, avant toi, quand j’étais perdu dans le flot humain de la barbarie et de l’inhumanité,
Je ne sais pas pourquoi je pense à tout ça, je ressens comme une souffrance, je parlais de joie et une sorte d’épuisement en jaillit, ma fille chérie, mon fils adoré, j’ai encore quelque chose à vous dire, ou peut-être à vous dérober, vos rires et votre bonheur, parce que j’en ai besoin maintenant comme jamais, vous savez ce mot intemporel dont on ne sait s’il commence, vous pouvez me fixer de vos yeux éberlués, faîtes-le maintenant, prenez ce cliché de mémoire, vos appareils photos ou vos portables sont sidérés, ils vous distrairaient,
Des images défilent, ce sont des souvenirs qui étaient gravés dans le disque dur de mon existence, les tonalités n’ont pas de couleur, les contrastes sont nets, des films de ma vie se superposent, un grand film muet si bruyant qu’aucune voix ne peut émerger, il y a toute ma famille, nous sommes autour d’une table de petite taille, les bouches sont animées, ensemble, l’écoute est impossible, nous sommes dehors dans le pré derrière la maison, il faut repousser les oies et empêcher le chien de croire que c’est un jeu auquel il doit participer, des poutrelles métalliques se glissent dans le film, ce sont celles du pont d’Austerlitz, ou d’Arcole, et ces murs aux fenêtres sont celles de mon voisin d’en face à Versailles, le bus est de Levallois, l’avion un Dakota de l’aéronavale, tout se mêle, famille fer murs, des sirènes se mettent à pleuvoir comme des missiles, les bras se lèvent couteaux entre les dents, le savon manque dans cette brousse, une rangée d’uniformes se couche, des véhicules blindés sont dans l’atelier de réparation, l’auto vert de gris de reconnaissance a passé le mur, ils ont des vivres pour trois semaines, l’infirmière rend visite à mon père, il n’en a plus pour longtemps, il rentre en souffrance, mon frère s’est marié après sa mort, sa chérie est devenue son épouse, un beau brin de femme pour sûr, ma mère est comblée, elle voudrait qu’Alice et moi ayons dix enfants,
Le sens de tout ceci m’échappe, il y a un instant encore j’étais au téléphone avec toi, je t’écoutais en regardant la photo de notre petite famille quand les choses ont basculé, le bruit et la secousse, les cris sont venus ensuite, après un silence que je connaissais bien, le silence de la mort, l’aiguille du chronomètre s’est mise à tourner dans le feu de l’action, le feu qui brûle, l’épouvantable souffle de la chaleur, l’appel d’air par la baie vitrée qui a explosé, j’ai juste eu le temps d’endosser mon parachute, un souvenir du bon vieux temps, un trophée, bien plié, le sol se rapproche, il temps de l’ouvrir camarade, allez, qu’est-ce que tu attends, la justice de l’altimètre ?
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