Dans 65 millions d’années

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C’est allé si vite.

Je me souviens de chaque instant, du plus infime, du plus lointain.

Pas un corps ne m’était étranger, pas une parole, pas une prière.

J’ai entendu les murmures et les cris, ressenti les chocs et les caresses.

L’univers se déplace, continuellement.

Il enfle, respire, glisse, se meut comme un être de matière, ivre de vie.

Ici, une nature luxuriante, parfois vraie encore, ailleurs artificielle.

Ma création m’a dépassé et je l’ai laissée s‘accomplir.

J’aurai pu la stopper, modifier son cours, comme je le pourrais si aisément le faire.

Maintenant est éternel, il est hier et demain, un aujourd’hui en mouvement.

Il y en a tant d’autres disséminés sur une infinité de dimensions que je visite sans cesse.

Je suis un Présent sans temporalité, un être sans matérialité, un esprit sans corps.

Je ne suis pas la logique de mes créations ; elles m’échappent parce que je les ai conçues libres.

Elles m’ignorent, croient me connaître, ne font revêtir toutes sortes d’enveloppes et sont incapables de me voir.

Sauf quelques-unes, choisies et guidées, visibles ou invisibles.

L’univers en est le visible, l’invisible est autour, dedans et au-delà.

Une terre, sans vie apparente, uniquement de la poussière.

Un vent la parsème et tourbillonne.

Je n’ai pas de raison de m’y attarder, de m’y poser.

Son destin d’atomes virevoltants changera et de l’eau coulera parmi des montagnes grandissantes.

Des vies composeront leurs genèses et des mythes naîtront.

Exactement de la même manière que sur ces myriades de galaxies habitées et traversant des périodes sans fin ni début.

Je marche dans la lumière d’un soleil chaleureux.

Quand je suis humain, l’océan rafraîchit mes pieds.

Caillou, je roule parmi tant d’autres.

Sable, je m’affaisse sous la vague et m’érige en falaise.

Air, je baigne au-dessus de l’eau et m’étends jusqu’à l’éther.

Atome, je suis l’immense partie du tout ; univers, je suis plus haut et plus grand ; lien, je m’attache à l’un et aux autres.

Feu, je consume ce qui doit être consumé.

Eau, je donne naissance à la cellule.

Je n’ai même pas à penser, les réalités se multiplient en autant d’existences.

Une forme parfaite évolue dans le creux de ma main.

C’est un ciel de couleur pure.

Un cristal innombrable, un paradoxe pour l’entendement, un oracle pour les temps anciens, un discernement à l’intelligence, une force.

Tout ceci n’est qu’une émotion, elle palpite.

Boum, boum.

Un cœur est né, du sang afflue.

C’est la tige d’une jeune pousse, le tronc d’un arbre, un nucléus fondamental, une preuve de ce qui est et que nul ne comprend dans sa totalité.

En moi et en-dehors, vide et plein, un cercle une sphère une boule.

Un mouvement emballant un système.

Expansion.

Mondes. Êtres.

Empirisme et civilisations.

Art et brutalité.

Des bêtes, des hommes.

Des créations intelligentes, pensantes, éloignées entre elles, cherchant l’âme sœur à jamais et aux confins.

De tout petits riens à la puissance infinie.

Le questionnement au bout des lèvres et au plus profond d’un cerveau inaccessible et mystérieux.

Un pouvoir limité à l’ignorance sur son astre lointain, une avancée sans pareille au plus près de son créateur.

La morale pour les uns, avec ses différences, ses errements, sa cruauté, son amour ; la science pour d’autres, avec ses démonstrations, ses plans, ses chiffres et ses découvertes vers un progrès en devenir perpétuel.

Je suis tout cela à la fois.

La foi, offerte, parfois comprise et partagée, sinon fracture irrémédiable.

Diable !

Quelle invention…

L’émotion, vibrante émanation du vivant.

Ma plus grande réussite et mon erreur suprême.

Mais sans elle nulle distinction mais l’uniformité.

La source de toutes les libertés.

La conduite vers le courage et la peur, l’appréhension de la fin et de la mort.

J’en suis assez fier, tout ceci résonne de cette vibration, se lie et se démêle, s’enchevêtre et se délite.

Un son au plus lointain de ces univers en suspens traverse des couches incommensurables et parvient à leurs confins.

L’écho est un.

Je suis cet écho.

J’ai pris la forme de ce vent propagateur.

Je dispense et sème.

L’oiseau m’accompagne.

Il a de longues ailes, des dents impressionnantes.

Il chasse plus léger que lui et emporte sa proie, sa nourriture, jusqu’à son nid des hauteurs.


Celui-ci se nourrit de vers, comme le poète de la terre.

Il porte des plumes de couleur, il n’effraie aucunement, il va son cours comme l’onde et s’en va comme le vent.

Je suis le vent.

Je suis l’oiseau.

Je suis la dent et la mâchoire, le bec et la becquée, la proie et le nid.

J’ai créé l’être à deux jambes et à deux sexes pour qu’il se perpétue sans mon intervention.

Voici qu’il pense et se trompe et invente la raison et prie et croie en Dieu.

Je n’ai rien à voir avec Dieu.

C’est une disposition de l’être à deux jambes que de l’avoir imaginé.

C’était une évidence, je n’ai pu lui ôter cette faculté de questionner son existence, son créateur.

L’être à deux jambes m’a ainsi imaginé, créant, et les rôles se sont inversés.

Je suis devenu une créature de l’esprit.

Me voici peintre et auteur, doté de courroux et de compassion.

Dès qu’il se relève, l’être à deux jambes écrit ma loi, il l’applique, il décide de la mort et de la vie, du bien et du mal, de la justice et de l’injustice.

Quelle galaxie n’a-t-elle pas dicté son dogme ?

Le fort impose au faible la nature de sa puissance.

La rencontre est soumise à l’imposition, au tribut.

Je comprends sans interférer.

Le mal, la souffrance, la mort…

Ce ne sont que des passages, j’ai prévu tant de portes que j’en oublie les accès et les sorties, volontairement, pour laisser libre cours à l’infini.

Et tout recommence parce que rien n’est jamais achevé.

Une tête d’épingle remplie d’émotion a déversé son trop plein.

La lande asséchée a verdi, un chant est monté depuis la vallée où coule une rivière.

Un nuage éclate et lâche de quoi faire éclore la semence.

Un rai de lumière parcourt l’espace sans jamais s’atténuer, il cherche la moindre surface et pose une partie de lui-même avant de continuer son éternelle quête, pas un bouclier ne l’arrête.

Et quel mur sera assez dur pour stopper la conscience, car c’est d’elle qu’il s’agit, partout.

C’est là mon œuvre noire et blanche, la pomme de mon jardin, l’alchimie de ma substance, l’incréée ultime, la part femelle de mon érection.

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