A propos de l’Unique

Un retour intéressant lors d’un salon, une jeune lectrice en lettres modernes m’interroge sur les différents styles d’écriture que j’emploie dans mes récits. C’est le genre d’événement auquel un auteur est ravi de répondre. Toucher à l’art, à la technique, voilà qui élève aussi le débat.

J’ai toujours eu envie d’écrire sur le comment de l’écriture, rendre visible les coulisses de l’esprit, invoquer les humeurs, les faits et leurs conséquences. Dans le fond, il n’y a pas un texte qui ne reflète la conscience, qu’elle lui soit révélée ou non, de son auteur.

Pour illustrer cette idée, j’ai justement à l’esprit un roman : L’ARCHANGE, dont l’histoire pourrait se résumer à ceci :

Dieu s’est perdu sur terre

Un ange part à sa recherche

Invoquer le divin nécessite en principe une liturgie particulière, la messe, la prière, l’incantation, autant de niveaux, là aussi, d’oralités, donc de langages et par extension d’écritures. Ensuite, il suffit de convoquer la dramatique de la fiction et tous les schémas éclatent, les savoirs disparaissent, les certitudes s’effondrent comme les croyances peuvent s’affermir.

Entrons dans la création, l’infini est partout, aussi ai-je commencé ce roman par un prologue intitulé :

L’UNIQUE

Au moment de sa rédaction, je n’avais aucune idée du devenir des lignes qui défilaient sous mes yeux. Elle n’avait pas vocation à s’étaler vers une forme littéraire particulière, ce n’était donc qu’un écrit « informe ». Un titre, d’ailleurs, eût été vain et illusoire, il n’était pas non plus question d’écrire pour être lu ― cette condition ne m’est apparue comme possible que bien plus tard. Ni mission, ni volonté éditoriale, ni opportunisme littéraire, mais plutôt un besoin, une nécessité.

Je m’explique.

Oublions le titre et il ne reste plus qu’un passage, une tentative d’évasion par l’écrit d’une situation oppressante.

Deux facteurs m’ont conduit vers ce récit, dont la voie, je ne m’y trompe plus, est bien la mienne, même si je suis convaincu qu’elle a parfois été tenue par une dimension qui m’échappe.

Une rencontre d’abord , un voyage qui m’avait emmené chez une femme qui venait de sortir d’un long séjour en prison. C’est comme ça, elle avait fait une connerie, une grosse, la société lui a fait payer cher et elle a « raqué ». Un écrivain chez elle, ça l’épatait, pourtant il n’y a pas matière, ça n’a rien d’héroïque d’écrire, mais j’ai vite compris pourquoi.

Joy, c’était son nom de scène, avait rempli plusieurs cahiers d’écoliers durant son incarcération, notant au fil des jours ses souffrances. Et voilà qu’elle insiste pour que je les emporte avec moi et les réécrive. Elle les considérait comme des brouillons, et peut-être manquait-elle de confiance, ou bien voulait-elle être lue, ou traduite, je ne saurai jamais au juste. J’accepte, je repars avec, retraverse la mer et rentre dans mon minuscule meublé chargé d’une nouvelle perspective silencieuse et solitaire.

J’aurais dû refuser, c’est aujourd’hui assez clair, mais l’expérience m’aura fait franchir un cap important dans mon parcours d’écrivain, elle m’a obligé à m’atteler à la vie d’une autre, à pénétrer ses doutes et ses espoirs, à penser comme elle, à ressentir ses forces et ses faiblesses, à être elle, enfin, et j’ai aussi souffert de ces abymes impensables dans lesquels la condition humaine peut être amenée à survivre et à résister.

Ma réécriture ne fut que superficielle. Les cris et les pleurs, les colères et les hurlements de tendresse frustrés se justifiaient dans une intégrité qui n’avait pas à être manipulée. Un accord, une faute parfois, un contresens, de menus détails, un ordonnancement dans les idées, j’opérais tel un chirurgien du cerveau et du cœur, et surtout sans trembler.

Ensuite, le travail que j’occupais. Celui-ci me retenait quotidiennement entre douze et quatorze heures du lundi au samedi, n’en déplaise aux militants des trente-deux heures, dans un bruit assourdissant et dans la fumée. Je retrouvais ma chambrette peu avant le grand éveil de la cité et le vomissement de ses autobus. La fatigue m’aurait cloué au lit s’il n’y avait eu cette force qui m’intimait de finir cette relecture.

Et puis c’est arrivé, je terminais, tout fut réécrit. J’ai ces pages devant moi, je les ai retrouvées dans mon tiroir aux manuscrits. Elles me surprennent et me ramènent déjà dans un passé lointain. J’étais dans une vérité parallèle, à l’étranger, dans un confort très relatif, un fauteuil bas et une tablette pour tout meuble, avec un bloc de papier à petits carreaux, un crayon de bois et une gomme en guise de matériel, et ce qui reste de cet « Enfer d’une vie » tient à cette écriture qui s’efface avec le temps et que je relis par endroits avec une loupe.

J’ai découvert, à mes dépens, que la misère pouvait « s’illustrer » en chacun de nous. Dans la solitude, dans la pauvreté, dans l’injustice, au travail, dans les relations avec les autres, sans les autres, dans la maladie, dans le dénuement, l’errance, dans l’enfermement, la perte d’un enfant et, ça me paraît évident, dans la guerre et la famine, ces apocalypses contre lesquelles nous devrions toujours être mobilisés.

Alors, revenant comme chaque potron-minet aux pieds de ce labeur titanesque, arrachant au monde des songes ces derniers instants de réalité, aussi odieux fussent-ils, au terme de cet épisode empreint de tragédie carcérale, j’ai posé mon crayon, une seconde, une minute, un instant.

Ce n’était pas le moment de sombrer, même pour dormir. Il fallait donner un coup au destin, frapper dans un reste de pure volonté, comme sur l’ultime ligne droite du marathonien, quand il n’en peut plus, que l’arrivée, pourtant à quelques mètres, lui semble à une éternité, infranchissable à jamais, inatteignable, mais qu’il parvient à dépasser. Alors je relevai mon crayon et, dans ce qui me restait de puissance, j’inscrivis :

Dieu a quitté, je reste seul.

Illustration : François PAGE

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